Entretien avec Michel Colombier – Iddri
Comment a émergé la question du changement climatique à l’échelle internationale ?
Michel Colombier : Le Sommet de la terre de Rio en 1992 a bien évidemment constitué une étape majeure. Les changements climatiques étaient pour la première fois inscrits à l’agenda d’une grande conférence des Nations unies. C’est ainsi qu’a été adoptée à Rio la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Quelques années plus tôt, en 1988, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale avaient décidé la création d’un Groupe d’experts intergouvernemental sur le limat (GIEC) pour assurer une évaluation des echerches menées dans le monde sur les changements climatiques. D’une certaine manière, l’alerte scientifique a suscité l’initiative politique des Nations unies.
Quel était l’esprit général de la Convention climat adoptée à Rio ?
Michel Colombier : Le principe était d’engager les pays industrialisés à stabiliser leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’aider les pays en déveoppement (PED) à adopter une trajectoire de croissance moins polluante. Le second rapport d’évaluation du GIEC a été publié en 1995, peu de temps après le Sommet de la terre donc, et il a clairement établi que l’initiative de Rio ne répondait pas au problème posé. Ce rapport a confirmé l’existence de preuves qui suggèrent une influence de l’activité humaine sur le climat et a commencé à faire les comptes : on estimait alors nécessaire, à l’horizon 2050, de stabiliser les émissions globales au niveau de 1990. Les pays industrialisés ne pouvaient donc pas se contenter de stabiliser leurs émissions, ils devaient les réduire.
Une dynamique s’est alors enclenchée pour revenir sur les engagements politiques pris à Rio et jugés insuffisants par l’expertise scientifique. Ainsi, trois ans après Rio, le «Mandat de Berlin», adopté à la première Conférence des parties pour mettre en œuvre la Convention climat, a abouti à la conclusion que celle-ci n’était pas au niveau de l’urgence climatique. Le terme de « réduction» était évoqué pour la première fois, et encore n’anticipait-t-on pas suffisamment à l’époque sur la croissance des pays émergents et leur potentiel de grands émetteurs. tout cela est quand même allé extrêmement vite !
Comment les différents États se sont-ils positionnés face à cet impératif, nouveau, de réduction des émissions de gaz à effet de serre
Michel Colombier : Les Européens défendaient des mesures politiques autour de la taxation des émissions, quand les États-Unis militaient plutôt en faveur de la mise en œuvre de marchés de droits à polluer. Soit une approche budgétaire contre une approche fondée sur le marché. Mais les Européens se sont pris les pieds dans le tapis, car leur projet de fiscalité énergétique a avorté, notamment sous l’influence de la France, totalement opposée à cette idée défendue notamment par les pays nordiques pour lesquels le problème climatique était indissociable de celui de la consommation d’énergie. Le chemin vers la sobriété énergétique nécessitait de la taxer, une voie sur laquelle ils se sont engagés depuis vingt ans : la Suède et le Danemark ont mis en place des taxes dont l’assiette est constituée en partie par les émissions de CO2 et en partie par la consommation d’énergie. Et ça marche. Pour la France, fer de lance du nucléaire, «énergie propre», cette option était inacceptable. Dès lors, tenter de défendre à l’échelle internationale une idée que l’UE n’était pas capable de mettre en œuvre à l’échelle régionale devenait compliqué. De sorte que la négociation, et c’était perceptible depuis l’adoption du Mandat de Berlin, s’est rapidement centrée sur l’option des quotas d’émissions, le différend portant alors sur la possibilité ou pas de les échanger sur un marché du carbone.
Pour les États-Unis, cette option avait le mérite d’être alignée sur les recommandations scientifiques de réduction des émissions et sur la vision des économistes de l’environnement. Par ailleurs, elle leur permettait de mieux préserver leur souveraineté. En effet, en appliquant des politiques et mesures climatiques, comme le souhaitait initialement l’UE, les États-Unis auraient été comptables de leurs actions à l’égard de la communauté internationale. Ce qu’ils refusaient. Peu de temps avant la Conférence de Kyoto[^1], le Sénat américain a voté un texte de défiance à l’égard de l’administration démocrate, établissant que les États-Unis ne pourraient pas prendre d’engagements chiffrés en matière de réduction des émissions si les pays émergents comme la Chine et l’Inde n’en prenaient pas également. Il s’agissait d’une position assez difficile à tenir politiquement.
Dès lors, comment s’est déroulée la conférence de Kyoto, qui a abouti à la signature d’un protocole sur la réduction des émissions de GES ?
Michel Colombier : Comme on vient de le voir, la conférence s’est ouverte sur de profondes divergences : les Américains ne voulaient pas entendre parler de réduction des émissions tant que les Européens refusaient l’idée d’un marché de permis d’émission négociables[^2] . Car pour réduire leurs émissions, les Américains devaient acheter des quotas d’émission à l’extérieur. Une partie de la solution a été trouvée en faisant un cadeau aux russes et aux Ukrainiens, avec le fameux hot air[^3] , qui créait théoriquement des permis disponibles pour les Américains.
Les Européens étaient venus en proposant une baisse de leurs émissions de 10 %, voire 15 % si les autres pays s’engageaient à faire de même, et en visant une application stricte de l’esprit de Rio : seuls les pays industrialisés devaient être concernés par des réductions d’émission.Une troisième proposition importante a été faite par le Brésil, qui considérait en substance que la confiance née à Rio avait disparu, car depuis, aucun effort sérieux n’avait été mis en œuvre dans les pays industrialisés pour stabiliser les émissions. Les Brésiliens ont donc proposé de créer un fonds chargé de financer des mesures d’adaptation dans les PED, alimenté par les pénalités des pays qui ne tiendraient pas leurs engagements de réduction. C’était une idée inacceptable pour les Américains, et sans doute aussi pour les Européens…
Une solution de compromis entre ces différentes positions a été trouvée avec la création du mécanisme de développement propre (MDP)[^4] . Celui-ci permet aux pays industrialisés d’acquérir des permis d’émission supplémentaires en échange d’investissements dans des technologies non polluantes dans les PED. Ce mécanisme répondait à la demande des États-Unis de pouvoir acquérir des quotas d’émission en investissant à l’étranger ; à celle des Européens d’aider les PED sans rien rendre d’obligatoire chez eux, et à celle des Brésiliens de rapatrier des fonds pour un développement propre. Mais ce compromis très large était si flou qu’en rentrant de Kyoto, personne n’avait la même idée de ce que devait être exactement ce MDP. Il a fait l’objet d’un article, qui tient en une page dans le texte de Kyoto, alors qu’aujourd’hui, il existe des centaines de pages sur les modalités de fonctionnement de ce mécanisme.
Le compromis conclu à Kyoto était donc assez bancal…
Michel Colombier : Le protocole de Kyoto est un texte extrêmement ramassé. Il pose les principes d’engagements quantifiés, d’un mécanisme de règles de surveillance et de sanctions (compliance), d’un marché du carbone entre États, de transferts de technologies ou encore de renforcement des capacités. Mais tous ces principes devaient encore être précisés pour leur mise en œuvre pratique. Toute la discussion qui suit jusqu’à la conférence des parties de Marrakech (2001) a donc consisté à rendre opérationnels les concepts formulés à Kyoto.
Au lendemain de Kyoto, plusieurs éléments sont intervenus. Les ONG européennes ont exercé une forte pression sur l’UE en fustigeant le fait qu’elle avait accepté «l’immoralité» du concept de marché de droits à polluer et qu’elle a cédé sur le hot air russe. Du coup, l’UE est revenue sur un certain nombre de concessions qu’elle avait faites à Kyoto, en décidant par exemple de limiter les échanges de permis d’émission à 5 % du montant des engagements de réduction. De leur côté, les PED ont commencé à se raidir quand ils se sont rendu compte que le MDP était loin de correspondre à la proposition brésilienne. Enfin, aux États-Unis, le décalage est vite apparu flagrant entre l’administration démocrate pro-Kyoto et le Congrès, dont on sentait bien qu’il ne ratifierait jamais ce protocole. Du coup, la conférence de La Haye (2000), chargée de trouver un accord sur la mise en œuvre des mesures adoptées à Kyoto, a pris des allures de mission impossible entre des PED qui se sentaient lésés, des Européens qui commençaient à revenir sur les conditions de l’accord et des négociateurs américains de plus en plus mal à l’aise vis-à-vis de leur Congrès. La conférence s’est donc close sur un échec : les discussions étaient devenues très techniques alors même que le sens politique avait été perdu. Pour la petite histoire, des délégations des PED étaient déjà parties reprendre l’avion avant la fin de la dernière nuit de négociation…
Mais la situation a été sauvée en décidant de ne pas clôturer cette conférence des parties : elle a été simplement ajournée et conclue six mois plus tard à Bonn. Sauf qu’entre temps, Georges W. Bush avait été élu… Il a commencé très fort en remettant en cause les conclusions du GIEC sur les origines anthropiques du réchauffement climatique et en annonçant qu’il ne ratifierait pas le protocole de Kyoto. De sorte que la négociation a pris un tour curieux de tête-à-tête entre les Européens et les PED. Les États-Unis ont joué un rôle d’observateur : le protocole n’étant pas encore entré en vigueur, les négociations se tenaient dans le cadre de la Convention climat, à laquelle ils restaient toujours membre. Nous étions alors dans une situation étrange où un acteur majeur de la discussion donne son avis sur les règles d’un jeu auquel il ne souhaite pas participer…
Aux États-Unis, le décalage est vite apparu flagrant entre l’administration démocrate pro-Kyoto et le Congrès, dont on sentait bien qu’il ne ratifierait jamais ce protocole.
Dans ces conditions, comment l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto a-t-elle été obtenue ?
Michel Colombier : Tout a consisté à obtenir la ratification des Russes afin d’atteindre le quota d’émissions nécessaire à l’entrée en vigueur du protocole[^5] . Pendant cette période-là, les États-Unis ont joué la carte de la déconstruction d’un modèle qu’ils avaient eux-mêmes imposé, en considérant que les engagements de réduction étaient une idée fumeuse, bureaucratique, alors que ce qui comptait vraiment, c’était les innovations technologiques. Dans cet esprit, ils ont signé en juillet 2005 un Partenariat Asie-Pacifique sur le développement propre et le climat[^6] , avec l’Australie, la Corée du Sud, la Chine, le Japon et l’Inde, rejoints par le Canada en 2007. Ils ont ainsi affirmé leur volonté de travailler avec ceux qui comptent vraiment, c’est-à-dire à la fois ceux qui émettent le plus et ceux qui ont le plus besoin de transferts de technologies propres. Cette diversion a été d’autant plus efficace qu’elle s’est attaquée à un problème que l’UE n’avait jamais voulu traiter : quelle politique de recherche et développement mettre en œuvre et comment y associer les autres parties ?
L’Europe a alors perdu en crédibilité, alors même que de nombreux PED ont été séduits par la démarche américaine. En gros, l’Europe paraissait archaïque, pointilleuse et porteuse d’un message rébarbatif. Mais au final, on s’est vite rendu compte que ce Partenariat Asie-Pacifique que consistait surtout à convoquer des réunions de groupes de travail, sans grandes traductions pratiques.
L’UE a donc développé une diplomatie active envers les Russes. Ceux-ci s’étaient bien rendu compte qu’ils n’avaient plus grand intérêt à ratifier cet accord vu que la valeur potentielle de leur hot air s’était effondrée avec le retrait des Américains : ils n’avaient plus personne à qui le vendre ! Ils ont donc essayé d’obtenir des garanties de l’Europe, qui a cherché à renforcer son partenariat énergétique et à proposer un modèle acceptable de valorisation du hot air garantissant de réels investissements de réduction des émissions. La discussion ne s’est pas nécessairement limitée au strict cadre climatique et ne peut certainement être interprétée que dans un cadre diplomatique plus large des relations bilatérales entre l’Union européenne et la Communauté des états indépendants. Au final, en octobre 2004, les Russes ont ratifié le protocole qui a ainsi pu entrer en vigueur en février 2005.
L’adaptation et les forêts ont longtemps constitué des sujets tabous dans la négociation, parce qu’utilisés comme des écrans de fumée, des entraves à l’action.
Quelle place a occupé la question de l’adaptation dans les négociations climat ?
Michel Colombier : Cette question a été prise en compte dès le premier rapport du GIEC, au même titre d’ailleurs que celle de la forêt, qui a connu une histoire assez similaire. Ces deux sujets ont posé un problème fondamental dans l’équilibre de la discussion, notamment avec les mouvements écologistes. Forêts et adaptation apparaissaient tous deux comme des sujets visant à s’affranchir du débat sur la nécessaire conversion des économies industrialisées vers un modèle sans carbone. C’est-à-dire que parler forêt ou adaptation au début des années 1990, c’était ouvrir la voie à une forme de déresponsabilisation, sur le mode, «l’important n’est pas de changer de trajectoire, c’est savoir s’adapter à un monde changeant». C’était évidemment un discours inacceptable, tenu d’ailleurs par nombre de lobbies américains, charbonniers, pétroliers, etc. En résumé, pour faire avancer la négociation climat vers une régulation internationale et contraignante pour diminuer les émissions, vous aviez tendance à minimiser l’importance de l’adaptation, considérée comme une diversion par rapport à cet objectif. Voilà pourquoi cette question de l’adaptation a longtemps été évacuée.
Il y a ensuite eu un retour de bâton après la conférence de New Dehli (2002), où les pays les plus vulnérables ont dénoncé l’inadéquation des fonds instaurés à la réunion de Marrakech pour financer leur adaptation aux changements climatiques. La négociation s’est alors engagée dans une forme d’équilibre : s’adapter est évidemment crucial, mais pour y parvenir, il faut modifier rapidement les trajectoires d’émissions. Ce n’est pas l’atténuation contre l’adaptation, il faut un peu de tout. Evidemment, politiquement, cela n’apparaît pas très construit comme position…
La question de la forêt, et plus largement de l’usage des sols comme «puits de carbone», a quant à elle été utilisée comme une variable d’ajustement pour satisfaire les uns et les autres pour préparer la ratification de Kyoto. lire Courrier de la planète n° 88 Des engagements ont d’abord été pris sans préciser exactement ce qu’il y avait dedans. Ensuite, il a fallu expliciter ce qui entrait exactement dedans. Par exemple, les projets de reforestation ont finalement été inclus dans le champ du MDP, au grand dam des ONG. Au point que, sous la pression des Verts au Parlement européen, l’UE n’a pas comptabilisé ses projets MDP de reforestation dans ses statistiques d’émissions domestiques. Finalement, l’adaptation et les forêts ont longtemps constitué des sujets tabous dans la négociation, parce qu’utilisés comme des écrans de fumée, des entraves à l’action ou des variables pour relâcher ex post les engagements pris. Or ces deux sujets étaient dans le même temps tout à fait légitimes scientifiquement. Et dans les deux cas, la connaissance a continué de progresser et les rapports du GIEC sont venus régulièrement rappeler qu’ils devaient être abordés. D’ailleurs, le Sommet de Rio évoquait déjà les «pays les plus vulnérables », qui se sont rapidement organisés. Par exemple l’Alliance of Small Island States (AOSIS), une Coalition ad hoc de petits États insulaires, particulièrement vulnérables à une hausse du niveau de la mer, a beaucoup pesé dans la négociation climat.
La période qui a suivi l’entrée en vigueur de Kyoto a été plutôt confuse en matière d’architecture de la négociation internationale avec la tentative d’évoluer vers des initiatives sectorielles ou régionales, sans véritable sens commun
Une fois le protocole de Kyoto entré en vigueur, s’est rapidement posée la question de la suite à lui donner…
Michel Colombier : Tout d’abord, il faut noter que l’entrée en vigueur de Kyoto a permis que se mettent en place des politiques climatiques dans les pays qui l’avaient ratifié. Par exemple, cela s’est traduit par la création d’un marché européen du carbone pour une partie de l’industrie. C’est la première fois qu’un prix a été fixé à cette externalité à si grande échelle. Cela a suscité énormément d’intérêt. En même temps, ce marché a commencé à produire une sorte de bulle avec de nouveaux acteurs financiers, comme Climate Capital par exemple, qui se sont engouffrés sur le marché du carbone comme source de profit. C’est normal après tout, mais cela signifie aussi que certains acteurs n’ont plus vu la problématique climat qu’à travers ce prisme-là. Avec l’idée que tous les accords internationaux sont compliqués et qu’il suffirait, pour que cela marche, de lancer un marché mondial du carbone. C’est un peu le retour des solutions simples.
Et puis le marché du carbone a commencé à créer un raidissement des industriels, qui ont considéré ce système comme trop coûteux, mobilisant des fonds qui auraient dû se porter sur des investissements dans l’innovation. Certains industriels ont alors réfléchi à des logiques de club : plutôt que de traiter la question des émissions industrielles à l’échelle globale, autant travailler secteur par secteur, à quelques pays. Par exemple, on sait qu’en réunissant quelques pays seulement, on concentre 80 % de la production de ciment. Idem pour l’acier. Ainsi, un accord à quelques uns pourrait régler une bonne partie des émissions industrielles. Cette approche sectorielle a mobilisé énormément d’énergie en conférences, rapports, etc. Jusqu’à ce qu’il soit reconnu que, dans cette option, les incitations étaient nulles : il n’y avait aucune raison pour que les aciéristes indiens ou chinois s’engagent à faire quelque chose si leurs gouvernements ne les y obligeaient pas…
Cette même logique de club s’est imposée avec l’émergence de nouvelles arènes de discussions comme le Forum des économies majeures sur l’énergie et le climat (MEF), qui regroupe les dix-sept plus grands émetteurs. Lancé par les États-Unis, le MEF a constitué une volonté politique de casser la dynamique onusienne. Tony Blair, de son côté, a inscrit la question climatique à l’ordre du jour de la rencontre du G8+5 à Gleneagles en 2005. Mais paradoxalement, le MEF s’est avéré être une bien meilleure arène de discussion que le G8+5 où les pays émergents se sentent comme des invités de seconde zone. De ce point de vue-là, Bush a vu juste. Il a voulu créer un objet de diversion, mais qui s’est finalement révélé utile : le MEF permet d’avancer plus librement sur des discussions qui restent impossibles à mener aux nations unies où les postures priment sur le débat.
La période qui a suivi l’entrée en vigueur de Kyoto a donc été plutôt confuse en matière d’architecture de la négociation internationale avec la tentative d’évoluer vers des initiatives sectorielles ou régionales, sans véritable sens commun. Encore une fois, la non-ratification du protocole de Kyoto par les Américains a compliqué la situation. Inutile de continuer la discussion au sein du protocole pour en imaginer la suite, sans les États-Unis. Ils participent évidemment à la négociation dans le cadre de la Convention climat, initialement motivée par la recher che d’un mode d’association plus actif des PED, puisqu’ils n’ont pas d’obligation d’action dans le cadre de Kyoto. Mais laisser le principal émetteur évoluer dans le cadre peu contraignant de la Convention a remis tous les acquis de Kyoto à plat. Aujourd’hui, l’exercice consiste donc à sécuriser ces acquis dans un nouvel accord, dont la forme même fait encore largement débat.
Finalement, que retiendra-t-on du protocole de Kyoto ?
Michel Colombier : Il existe aujourd’hui un discours pessimiste pour dire que, globalement, le protocole de Kyoto ne sera pas respecté. Ce qui, à la lettre, est plutôt faux. Les Européens essaieront de le respecter. Le Japon aussi. L’Australie qui, un moment, a été tentée de suivre la voie américaine a fini par le ratifier. Et le Canada, qui est sans doute le pays qui a le plus souvent tenté de sortir du protocole, n’y est jamais parvenu. Il y a bien un coût politique à sortir de Kyoto. Donc finalement, Kyoto n’est pas si faible que ça.
Les pays qui l’ont adopté font tout pour le respecter, en utilisant bien sûr, et c’est légitime, toutes les flexibilités offertes par l’accord. Ceux qui sont dedans et voudraient en sortir n’y arrivent pas et ceux qui n’y étaient pas finissent par y entrer. Mais dans le même temps, le bilan environnemental et politique est très mitigé. Le protocole de Kyoto devait conduire à une réduction de 5 % des émissions de CO2 pour les pays industrialisés sur la période 2008-2012 par rapport à 1990, avec un peu de MDP. Appliqué tel que, dans un cadre où les États-Unis auraient participé et absorbé une part du hot air, le protocole aurait permis une baisse substantielle des émissions globales, de l’ordre de 3 %. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais vu que sans Kyoto, nous étions partis sur une augmentation des émissions comprise entre 10 et 15 %, diminuer les émissions de 3 % constituait une rupture historique, une déconnection entre croissance économique et émissions de GES que certains jugeaient impossible. Certes insuffisante par rapport aux préconisations des experts, mais le message politique aurait été là.
Aujourd’hui, sans les États-Unis dans le protocole et vu comme la situation se présente, le bilan des pays industrialisés risque de ne pas conduire à une baisse des émissions, l’équilibre recherché à Kyoto entre intégrité environnementale et flexibilité ayant été totalement balayé. Et s’il y en a une, ce sera juste en raison de l’effondrement des émissions de la russie, qui n’a rien à voir avec des politiques climatiques. En gros, les règles du jeu n’étaient peut-être pas si mauvaises, mais le jeu ne fonctionne plus quand un joueur est parti avec une partie des cartes préalablement distribuées.
Au final, assez paradoxalement, on peut juger Kyoto comme une forme de succès : ceux qui ont ratifié l’accord, en dépit d’une légitimité qu’on pouvait croire atteinte, jouent le jeu de le respecter, au moins dans la forme. Mais en même temps, Kyoto constitue un échec politique, parce que si finalement les émissions augmentent toujours dans les pays industrialisés, le message ne sera pas des plus positifs à l’heure de convaincre les PED qu’un modèle alternatif de prospérité est possible…
Notes
[^1] Réunis en conférence des parties à Kyoto en 1997, les 188 États signataires de la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques ont décidé la mise en œuvre d’un protocole indexé à cette Convention. Il prévoit que 38 pays de l’OCDE ou en transition (dits «pays de l’annexe 1») s’engagent globalement à réduire de 5,2 % leurs émissions de gaz à effet de serre sur la période 2008-2012 par rapport à l’année de référence, 1990. Six gaz sont concernés par les objectifs de réduction : le dioxyde de carbone, le méthane, l’oxyde nitreux et trois substituts des chloroflurocarbures (CFC).
[^2]: Le protocole de Kyoto va instaurer des quotas nationaux d’émission mais permet d’échanger des permis d’émission non utilisés sur un marché. Ce marché permet à un pays ayant réduit ses émissions au-delà de son niveau d’engagement de vendre des quotas à un autre pays incapable, lui, de remplir ses engagements.
[^3] La crise économique liée à l’effondrement du régime soviétique s’est traduite par une chute de l’activité indus- trielle et donc des émissions. L’objectif de stabilisation fixé en 1997 par rapport à 1990 signifiait donc que la russie et l’Ukraine avaient le droit d’augmenter leurs émissions ! Dès lors, une question s’est posée : fallait-il autoriser ces deux pays à vendre sur le marché international ces permis non utilisés chez eux et qui ne correspondaient pas à un effort interne contre la pollution ? Les États-Unis, eux, étaient très favorables au commerce de cet «air chaud».
[^4]: Le mécanisme de développement propre (MDP) permet aux pays industrialisés engagés à diminuer leurs émissions d’acquérir des permis d’émission supplémentaires en échange d’investissements dans des technologies non polluantes dans les pays en développement. Ce mécanisme a fait l’objet d’âpres négociations : les puits de carbone étaient-ils éligibles au MDP (on reboise au Brésil = on gagne des droits d’émission) ? Le nucléaire était-il éligible ? Fallait-il dresser une liste des actions MDP ou bien laisser les PED choisir ? Fallait-il définir des règles de répartition géographique pour éviter que les actions MDP ne se concentrent dans les pays émergents ou forestiers ? Quelle proportion des objectifs nationaux pouvait-on remplir grâce au MDP ? Etc.
[^5]Pour que le protocole entre en vigueur, deux conditions devaient être réunies : 1/ qu’au moins 55 États parties à la CCNUCC ratifient le protocole ; 2/ qu’un nombre de pays de l’annexe 1 (concernés par la réduction), dont les émissions représentaient 55 % des émissions totales de CO2 constatées en 1990, ratifient le protocole.
[^6]: Asia-Pacific Partnership on Clean Development and Climate www.asiapacificpartnership.org
Vous venez de lire le premier entretien du numéro. Jean-Pascal Van Ypersele (Vice-président du GIEC, institut d’astronomie et de géophysique), Laurence Tubiana (Fondatrice de l’Iddri, directrice des biens publics mondiaux au ministère des Affaires étrangères et européennes) et Andreas Spiegel (Swiss reinsurance Company) explorent aussi la question.
Deux dossiers thématiques et de nombreux repères sont disponibles dans le numéro.>En savoir plus sur le numéro