92 | Sortie de crise : L’option verte

L'option verte
L’option verte

Edito | L’option verte

Les trois piliers du développement durable (social, économique et environnemental) sont en bien mauvais état : creusement des inégalités, récession mondiale, changements climatiques, érosion de la biodiversité et finitude des ressources. En guise de projet de rénovation, la transition vers une économie verte vise à protéger l’environnement grâce à de nouvelles solutions technologiques, créatrices d’emplois et futurs moteurs d’une croissance durable (ou « croissance verte »). Affronter les problèmes environnementaux invitent donc à transformer l’appareil industriel vers une économie moins consommatrice de ressources naturelles et moins émettrice de carbone.

Cette trajectoire peut suivre au moins trois pistes composant une stratégie globale (le « Green New deal ») : la recherche de ruptures technologiques, l’augmentation volontariste de l’efficacité énergétique (sobriété) et la modification des signaux-prix pour internaliser le coût des émissions dans la chaîne de production (taxe carbone par exemple). Une stratégie multiforme sachant également que le terme « vert » appelle des priorités différentes selon les pays avec toutefois une conviction partagée : plus la transition verte sera engagée rapidement dans un pays, plus son avantage compétitif sera important.

C’est dans ce contexte qu’ont été adoptés dans plus d’une vingtaine de pays des plans de relance économique, dont on estime qu’environ 15% du montant total sont affectés à l’économie verte. Le rail arrive en tête de ces investissements publics verts, devant les infrastructures électriques, l’eau et les déchets, l’efficacité énergétique des bâtiments, les énergies renouvelables, les technologies de capture et de stockage du carbone et, enfin, les véhicules à faible intensité carbone.

Bien sûr, on peut douter du caractère « vert » de certains programmes et du niveau de la transition engagée : le rail ne constitue pas en soit un grand basculement et certains projets d´infrastructures pourraient avoir un impact préjudiciable sur les écosystèmes. À la faveur d´un tour de passe-passe budgétaire, des investissements peuvent opportunément se retrouver dans la colonne « vert ». La tentation de l´éco-blanchiment (greenwashing) est grande…

Ensuite, cette transition nécessite une action à long terme, éloignée de l´urgence de la sortie de crise et qui ne correspond pas au calendrier électoral des pouvoirs publics ou à celui des acteurs privés soumis à un devoir de rentabilité court-termiste. Et pendant ce temps, la reprise qui se dessine repose sur les mêmes fondations qui ont conduit à la crise…

Enfin, l´avènement d´un modèle durable grâce aux technologies vertes suscite bien des réserves, notamment du côté des promoteurs de la décroissance : on attendrait du marché, de la croissance et des technologies qu´ils nous sortent de l´impasse dans laquelle ils nous ont conduits. Ceci est pour eux un leurre tant que ne seront pas sérieusement remis en cause les modes de production et de consommation et, plus généralement, les modes de vie. Faute de quoi, le projet de croissance verte se réduirait à « polluer moins pour polluer plus longtemps ».

Il n´empêche, ces projets de relance verte constituent bien un puissant signal envoyé à toute une galaxie d´acteurs (innovateurs, entrepreneurs, politiques, consommateurs, etc.) qui ont le pouvoir de décision. En dépit de l’échec de la conférence sur le climat de Copenhague, la relance verte fixe donc un objectif collectif mobilisateur, déclinable à l’envie et à différentes échelles.

Damien Conaré
Rédacteur en chef

Sommaire

  • Histoire| économie et environnement 
    Jean-Pierre Revéret
    Université du Québec à Montréal
  • économie| à crise systémique, réponse systémique
    Dominique Plihon
    Université Paris-XIII
  • Système financier| Crise ou catalyse ?
    Paul Dembinski
    Observatoire de la finance
  • Bien-être| Pour une autre mesure
    Dominique Méda
    Centre d’études de l’emploi
  • Modèles économiques| Objecteurs de croissance
    Entretien avec Baptiste Mylondo
    Association Recherche & décroissance
  • REPÈRES Les trois sources des plans verts
  • REPÈRES Scénarios de crise
  • Arènes et acteurs| La voie de l’économie verte
    Entretien avec Pavan Sukhdev
    Programme des Nations unies pour l’environnement
  • Union européenne| Passage au vert ?
    Jean-Marc Nollet
    Ministre wallon du développement durable
  • France| l’esprit du Grenelle,Michèle Pappalardo, Commissaire générale au développement durable
  • Chine| Le grand bond en avant vert ?,Jun Li, Institut du développement durable et des relations internationales
  • San Jose (Californie)| Quelle est verte ma Valley,
    Nanci Klein, City of San Jose
  • Afrique du Sud| Vert progressif,
    Thierry Giordano et Neva Makgetla, Development Bank of Southern Africa
  • Cleantech|Financements, êtes-vous là ?
    Nicolas Chaudron et Michaël Salomon, AGF Private Equity
  • REPÈRES Relance verte dans le monde
      • DOSSIER Corée

      • économie et société| Une modernisation record Hyuk-rae Kim Yonsei University

      • Séoul| Ville géante, cités radieuses Entretien avec Valérie Gelézeau Ecole des hautes études en sciences sociales

      • économie verte| Retour à la planification Kyung-hwa Chung Sciences-Po

      • Plan de relance| Vous avez dit « vert » ? Sun-jin Yun Seoul National University

      • Croissance verte| La route du futur Baptiste Perrissin Fabert Conseil économique pour le développement durable

      • Corée| Ce n’est pas la faute de Dieu Cho Sehéi

      • L’ACTUALITé DU TRIMESTRE sélectionnée par la rédaction du Courrier de la planète

Dix-huit ans de négociations sur le climat

Entretien avec Michel Colombier – Iddri

Comment a émergé la question du changement climatique à l’échelle internationale ?

Michel Colombier : Le Sommet de la terre de Rio en 1992 a bien évidemment constitué une étape majeure. Les changements climatiques étaient pour la première fois inscrits à l’agenda d’une grande conférence des Nations unies. C’est ainsi qu’a été adoptée à Rio la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Quelques années plus tôt, en 1988, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) et l’Organisation météorologique mondiale avaient décidé la création d’un Groupe d’experts intergouvernemental sur le limat (GIEC) pour assurer une évaluation des echerches menées dans le monde sur les changements climatiques. D’une certaine manière, l’alerte scientifique a suscité l’initiative politique des Nations unies.

Quel était l’esprit général de la Convention climat adoptée à Rio ?

Michel Colombier : Le principe était d’engager les pays industrialisés à stabiliser leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) et d’aider les pays en déveoppement (PED) à adopter une trajectoire de croissance moins polluante. Le second rapport d’évaluation du GIEC a été publié en 1995, peu de temps après le Sommet de la terre donc, et il a clairement établi que l’initiative de Rio ne répondait pas au problème posé. Ce rapport a confirmé l’existence de preuves qui suggèrent une influence de l’activité humaine sur le climat et a commencé à faire les comptes  : on estimait alors nécessaire, à l’horizon 2050, de stabiliser les émissions globales au niveau de 1990. Les pays industrialisés ne pouvaient donc pas se contenter de stabiliser leurs émissions, ils devaient les réduire.

Une dynamique s’est alors enclenchée pour revenir sur les engagements politiques pris à Rio et jugés insuffisants par l’expertise scientifique. Ainsi, trois ans après Rio, le «Mandat de Berlin», adopté à la première Conférence des parties pour mettre en œuvre la Convention climat, a abouti à la conclusion que celle-ci n’était pas au niveau de l’urgence climatique. Le terme de « réduction» était évoqué pour la première fois, et encore n’anticipait-t-on pas suffisamment à l’époque sur la croissance des pays émergents et leur potentiel de grands émetteurs. tout cela est quand même allé extrêmement vite !

Comment les différents États se sont-ils positionnés face à cet impératif, nouveau, de réduction des émissions de gaz à effet de serre

Michel Colombier : Les Européens défendaient des mesures politiques autour de la taxation des émissions, quand les États-Unis militaient plutôt en faveur de la mise en œuvre de marchés de droits à polluer. Soit une approche budgétaire contre une approche fondée sur le marché. Mais les Européens se sont pris les pieds dans le tapis, car leur projet de fiscalité énergétique a avorté, notamment sous l’influence de la France, totalement opposée à cette idée défendue notamment par les pays nordiques pour lesquels le problème climatique était indissociable de celui de la consommation d’énergie. Le chemin vers la sobriété énergétique nécessitait de la taxer, une voie sur laquelle ils se sont engagés depuis vingt ans : la Suède et le Danemark ont mis en place des taxes dont l’assiette est constituée en partie par les émissions de CO2 et en partie par la consommation d’énergie. Et ça marche. Pour la France, fer de lance du nucléaire, «énergie propre», cette option était inacceptable. Dès lors, tenter de défendre à l’échelle internationale une idée que l’UE n’était pas capable de mettre en œuvre à l’échelle régionale devenait compliqué. De sorte que la négociation, et c’était perceptible depuis l’adoption du Mandat de Berlin, s’est rapidement centrée sur l’option des quotas d’émissions, le différend portant alors sur la possibilité ou pas de les échanger sur un marché du carbone.

Pour les États-Unis, cette option avait le mérite d’être alignée sur les recommandations scientifiques de réduction des émissions et sur la vision des économistes de l’environnement. Par ailleurs, elle leur permettait de mieux préserver leur souveraineté. En effet, en appliquant des politiques et mesures climatiques, comme le souhaitait initialement l’UE, les États-Unis auraient été comptables de leurs actions à l’égard de la communauté internationale. Ce qu’ils refusaient. Peu de temps avant la Conférence de Kyoto[^1], le Sénat américain a voté un texte de défiance à l’égard de l’administration démocrate, établissant que les États-Unis ne pourraient pas prendre d’engagements chiffrés en matière de réduction des émissions si les pays émergents comme la Chine et l’Inde n’en prenaient pas également. Il s’agissait d’une position assez difficile à tenir politiquement.

Dès lors, comment s’est déroulée la conférence de Kyoto, qui a abouti à la signature d’un protocole sur la réduction des émissions de GES ?

Michel Colombier : Comme on vient de le voir, la conférence s’est ouverte sur de profondes divergences : les Américains ne voulaient pas entendre parler de réduction des émissions tant que les Européens refusaient l’idée d’un marché de permis d’émission négociables[^2] . Car pour réduire leurs émissions, les Américains devaient acheter des quotas d’émission à l’extérieur. Une partie de la solution a été trouvée en faisant un cadeau aux russes et aux Ukrainiens, avec le fameux hot air[^3] , qui créait théoriquement des permis disponibles pour les Américains.

Les Européens étaient venus en proposant une baisse de leurs émissions de 10 %, voire 15 % si les autres pays s’engageaient à faire de même, et en visant une application stricte de l’esprit de Rio : seuls les pays industrialisés devaient être concernés par des réductions d’émission.Une troisième proposition importante a été faite par le Brésil, qui considérait en substance que la confiance née à Rio avait disparu, car depuis, aucun effort sérieux n’avait été mis en œuvre dans les pays industrialisés pour stabiliser les émissions. Les Brésiliens ont donc proposé de créer un fonds chargé de financer des mesures d’adaptation dans les PED, alimenté par les pénalités des pays qui ne tiendraient pas leurs engagements de réduction. C’était une idée inacceptable pour les Américains, et sans doute aussi pour les Européens…

Une solution de compromis entre ces différentes positions a été trouvée avec la création du mécanisme de développement propre (MDP)[^4] . Celui-ci permet aux pays industrialisés d’acquérir des permis d’émission supplémentaires en échange d’investissements dans des technologies non polluantes dans les PED. Ce mécanisme répondait à la demande des États-Unis de pouvoir acquérir des quotas d’émission en investissant à l’étranger ; à celle des Européens d’aider les PED sans rien rendre d’obligatoire chez eux, et à celle des Brésiliens de rapatrier des fonds pour un développement propre. Mais ce compromis très large était si flou qu’en rentrant de Kyoto, personne n’avait la même idée de ce que devait être exactement ce MDP. Il a fait l’objet d’un article, qui tient en une page dans le texte de Kyoto, alors qu’aujourd’hui, il existe des centaines de pages sur les modalités de fonctionnement de ce mécanisme.

Le compromis conclu à Kyoto était donc assez bancal…

Michel Colombier : Le protocole de Kyoto est un texte extrêmement ramassé. Il pose les principes d’engagements quantifiés, d’un mécanisme de règles de surveillance et de sanctions (compliance), d’un marché du carbone entre États, de transferts de technologies ou encore de renforcement des capacités. Mais tous ces principes devaient encore être précisés pour leur mise en œuvre pratique. Toute la discussion qui suit jusqu’à la conférence des parties de Marrakech (2001) a donc consisté à rendre opérationnels les concepts formulés à Kyoto.

Au lendemain de Kyoto, plusieurs éléments sont intervenus. Les ONG européennes ont exercé une forte pression sur l’UE en fustigeant le fait qu’elle avait accepté «l’immoralité» du concept de marché de droits à polluer et qu’elle a cédé sur le hot air russe. Du coup, l’UE est revenue sur un certain nombre de concessions qu’elle avait faites à Kyoto, en décidant par exemple de limiter les échanges de permis d’émission à 5 % du montant des engagements de réduction. De leur côté, les PED ont commencé à se raidir quand ils se sont rendu compte que le MDP était loin de correspondre à la proposition brésilienne. Enfin, aux États-Unis, le décalage est vite apparu flagrant entre l’administration démocrate pro-Kyoto et le Congrès, dont on sentait bien qu’il ne ratifierait jamais ce protocole. Du coup, la conférence de La Haye (2000), chargée de trouver un accord sur la mise en œuvre des mesures adoptées à Kyoto, a pris des allures de mission impossible entre des PED qui se sentaient lésés, des Européens qui commençaient à revenir sur les conditions de l’accord et des négociateurs américains de plus en plus mal à l’aise vis-à-vis de leur Congrès. La conférence s’est donc close sur un échec : les discussions étaient devenues très techniques alors même que le sens politique avait été perdu. Pour la petite histoire, des délégations des PED étaient déjà parties reprendre l’avion avant la fin de la dernière nuit de négociation…

Mais la situation a été sauvée en décidant de ne pas clôturer cette conférence des parties : elle a été simplement ajournée et conclue six mois plus tard à Bonn. Sauf qu’entre temps, Georges W. Bush avait été élu… Il a commencé très fort en remettant en cause les conclusions du GIEC sur les origines anthropiques du réchauffement climatique et en annonçant qu’il ne ratifierait pas le protocole de Kyoto. De sorte que la négociation a pris un tour curieux de tête-à-tête entre les Européens et les PED. Les États-Unis ont joué un rôle d’observateur : le protocole n’étant pas encore entré en vigueur, les négociations se tenaient dans le cadre de la Convention climat, à laquelle ils restaient toujours membre. Nous étions alors dans une situation étrange où un acteur majeur de la discussion donne son avis sur les règles d’un jeu auquel il ne souhaite pas participer…

Aux États-Unis, le décalage est vite apparu flagrant entre l’administration démocrate pro-Kyoto et le Congrès, dont on sentait bien qu’il ne ratifierait jamais ce protocole.

Dans ces conditions, comment l’entrée en vigueur du protocole de Kyoto a-t-elle été obtenue ?

Michel Colombier : Tout a consisté à obtenir la ratification des Russes afin d’atteindre le quota d’émissions nécessaire à l’entrée en vigueur du protocole[^5] . Pendant cette période-là, les États-Unis ont joué la carte de la déconstruction d’un modèle qu’ils avaient eux-mêmes imposé, en considérant que les engagements de réduction étaient une idée fumeuse, bureaucratique, alors que ce qui comptait vraiment, c’était les innovations technologiques. Dans cet esprit, ils ont signé en juillet 2005 un Partenariat Asie-Pacifique sur le développement propre et le climat[^6] , avec l’Australie, la Corée du Sud, la Chine, le Japon et l’Inde, rejoints par le Canada en 2007. Ils ont ainsi affirmé leur volonté de travailler avec ceux qui comptent vraiment, c’est-à-dire à la fois ceux qui émettent le plus et ceux qui ont le plus besoin de transferts de technologies propres. Cette diversion a été d’autant plus efficace qu’elle s’est attaquée à un problème que l’UE n’avait jamais voulu traiter : quelle politique de recherche et développement mettre en œuvre et comment y associer les autres parties ?

L’Europe a alors perdu en crédibilité, alors même que de nombreux PED ont été séduits par la démarche américaine. En gros, l’Europe paraissait archaïque, pointilleuse et porteuse d’un message rébarbatif. Mais au final, on s’est vite rendu compte que ce Partenariat Asie-Pacifique que consistait surtout à convoquer des réunions de groupes de travail, sans grandes traductions pratiques.

L’UE a donc développé une diplomatie active envers les Russes. Ceux-ci s’étaient bien rendu compte qu’ils n’avaient plus grand intérêt à ratifier cet accord vu que la valeur potentielle de leur hot air s’était effondrée avec le retrait des Américains : ils n’avaient plus personne à qui le vendre ! Ils ont donc essayé d’obtenir des garanties de l’Europe, qui a cherché à renforcer son partenariat énergétique et à proposer un modèle acceptable de valorisation du hot air garantissant de réels investissements de réduction des émissions. La discussion ne s’est pas nécessairement limitée au strict cadre climatique et ne peut certainement être interprétée que dans un cadre diplomatique plus large des relations bilatérales entre l’Union européenne et la Communauté des états indépendants. Au final, en octobre 2004, les Russes ont ratifié le protocole qui a ainsi pu entrer en vigueur en février 2005.

L’adaptation et les forêts ont longtemps constitué des sujets tabous dans la négociation, parce qu’utilisés comme des écrans de fumée, des entraves à l’action.

Quelle place a occupé la question de l’adaptation dans les négociations climat ?

Michel Colombier : Cette question a été prise en compte dès le premier rapport du GIEC, au même titre d’ailleurs que celle de la forêt, qui a connu une histoire assez similaire. Ces deux sujets ont posé un problème fondamental dans l’équilibre de la discussion, notamment avec les mouvements écologistes. Forêts et adaptation apparaissaient tous deux comme des sujets visant à s’affranchir du débat sur la nécessaire conversion des économies industrialisées vers un modèle sans carbone. C’est-à-dire que parler forêt ou adaptation au début des années 1990, c’était ouvrir la voie à une forme de déresponsabilisation, sur le mode, «l’important n’est pas de changer de trajectoire, c’est savoir s’adapter à un monde changeant». C’était évidemment un discours inacceptable, tenu d’ailleurs par nombre de lobbies américains, charbonniers, pétroliers, etc. En résumé, pour faire avancer la négociation climat vers une régulation internationale et contraignante pour diminuer les émissions, vous aviez tendance à minimiser l’importance de l’adaptation, considérée comme une diversion par rapport à cet objectif. Voilà pourquoi cette question de l’adaptation a longtemps été évacuée.

Il y a ensuite eu un retour de bâton après la conférence de New Dehli (2002), où les pays les plus vulnérables ont dénoncé l’inadéquation des fonds instaurés à la réunion de Marrakech pour financer leur adaptation aux changements climatiques. La négociation s’est alors engagée dans une forme d’équilibre : s’adapter est évidemment crucial, mais pour y parvenir, il faut modifier rapidement les trajectoires d’émissions. Ce n’est pas l’atténuation contre l’adaptation, il faut un peu de tout. Evidemment, politiquement, cela n’apparaît pas très construit comme position…

La question de la forêt, et plus largement de l’usage des sols comme «puits de carbone», a quant à elle été utilisée comme une variable d’ajustement pour satisfaire les uns et les autres pour préparer la ratification de Kyoto. lire Courrier de la planète n° 88 Des engagements ont d’abord été pris sans préciser exactement ce qu’il y avait dedans. Ensuite, il a fallu expliciter ce qui entrait exactement dedans. Par exemple, les projets de reforestation ont finalement été inclus dans le champ du MDP, au grand dam des ONG. Au point que, sous la pression des Verts au Parlement européen, l’UE n’a pas comptabilisé ses projets MDP de reforestation dans ses statistiques d’émissions domestiques. Finalement, l’adaptation et les forêts ont longtemps constitué des sujets tabous dans la négociation, parce qu’utilisés comme des écrans de fumée, des entraves à l’action ou des variables pour relâcher ex post les engagements pris. Or ces deux sujets étaient dans le même temps tout à fait légitimes scientifiquement. Et dans les deux cas, la connaissance a continué de progresser et les rapports du GIEC sont venus régulièrement rappeler qu’ils devaient être abordés. D’ailleurs, le Sommet de Rio évoquait déjà les «pays les plus vulnérables », qui se sont rapidement organisés. Par exemple l’Alliance of Small Island States (AOSIS), une Coalition ad hoc de petits États insulaires, particulièrement vulnérables à une hausse du niveau de la mer, a beaucoup pesé dans la négociation climat.

La période qui a suivi l’entrée en vigueur de Kyoto a été plutôt confuse en matière d’architecture de la négociation internationale avec la tentative d’évoluer vers des initiatives sectorielles ou régionales, sans véritable sens commun

Une fois le protocole de Kyoto entré en vigueur, s’est rapidement posée la question de la suite à lui donner…

Michel Colombier : Tout d’abord, il faut noter que l’entrée en vigueur de Kyoto a permis que se mettent en place des politiques climatiques dans les pays qui l’avaient ratifié. Par exemple, cela s’est traduit par la création d’un marché européen du carbone pour une partie de l’industrie. C’est la première fois qu’un prix a été fixé à cette externalité à si grande échelle. Cela a suscité énormément d’intérêt. En même temps, ce marché a commencé à produire une sorte de bulle avec de nouveaux acteurs financiers, comme Climate Capital par exemple, qui se sont engouffrés sur le marché du carbone comme source de profit. C’est normal après tout, mais cela signifie aussi que certains acteurs n’ont plus vu la problématique climat qu’à travers ce prisme-là. Avec l’idée que tous les accords internationaux sont compliqués et qu’il suffirait, pour que cela marche, de lancer un marché mondial du carbone. C’est un peu le retour des solutions simples.

Et puis le marché du carbone a commencé à créer un raidissement des industriels, qui ont considéré ce système comme trop coûteux, mobilisant des fonds qui auraient dû se porter sur des investissements dans l’innovation. Certains industriels ont alors réfléchi à des logiques de club : plutôt que de traiter la question des émissions industrielles à l’échelle globale, autant travailler secteur par secteur, à quelques pays. Par exemple, on sait qu’en réunissant quelques pays seulement, on concentre 80 % de la production de ciment. Idem pour l’acier. Ainsi, un accord à quelques uns pourrait régler une bonne partie des émissions industrielles. Cette approche sectorielle a mobilisé énormément d’énergie en conférences, rapports, etc. Jusqu’à ce qu’il soit reconnu que, dans cette option, les incitations étaient nulles : il n’y avait aucune raison pour que les aciéristes indiens ou chinois s’engagent à faire quelque chose si leurs gouvernements ne les y obligeaient pas…

Cette même logique de club s’est imposée avec l’émergence de nouvelles arènes de discussions comme le Forum des économies majeures sur l’énergie et le climat (MEF), qui regroupe les dix-sept plus grands émetteurs. Lancé par les États-Unis, le MEF a constitué une volonté politique de casser la dynamique onusienne. Tony Blair, de son côté, a inscrit la question climatique à l’ordre du jour de la rencontre du G8+5 à Gleneagles en 2005. Mais paradoxalement, le MEF s’est avéré être une bien meilleure arène de discussion que le G8+5 où les pays émergents se sentent comme des invités de seconde zone. De ce point de vue-là, Bush a vu juste. Il a voulu créer un objet de diversion, mais qui s’est finalement révélé utile : le MEF permet d’avancer plus librement sur des discussions qui restent impossibles à mener aux nations unies où les postures priment sur le débat.

La période qui a suivi l’entrée en vigueur de Kyoto a donc été plutôt confuse en matière d’architecture de la négociation internationale avec la tentative d’évoluer vers des initiatives sectorielles ou régionales, sans véritable sens commun. Encore une fois, la non-ratification du protocole de Kyoto par les Américains a compliqué la situation. Inutile de continuer la discussion au sein du protocole pour en imaginer la suite, sans les États-Unis. Ils participent évidemment à la négociation dans le cadre de la Convention climat, initialement motivée par la recher che d’un mode d’association plus actif des PED, puisqu’ils n’ont pas d’obligation d’action dans le cadre de Kyoto. Mais laisser le principal émetteur évoluer dans le cadre peu contraignant de la Convention a remis tous les acquis de Kyoto à plat. Aujourd’hui, l’exercice consiste donc à sécuriser ces acquis dans un nouvel accord, dont la forme même fait encore largement débat.

Finalement, que retiendra-t-on du protocole de Kyoto ?

Michel Colombier : Il existe aujourd’hui un discours pessimiste pour dire que, globalement, le protocole de Kyoto ne sera pas respecté. Ce qui, à la lettre, est plutôt faux. Les Européens essaieront de le respecter. Le Japon aussi. L’Australie qui, un moment, a été tentée de suivre la voie américaine a fini par le ratifier. Et le Canada, qui est sans doute le pays qui a le plus souvent tenté de sortir du protocole, n’y est jamais parvenu. Il y a bien un coût politique à sortir de Kyoto. Donc finalement, Kyoto n’est pas si faible que ça.

Les pays qui l’ont adopté font tout pour le respecter, en utilisant bien sûr, et c’est légitime, toutes les flexibilités offertes par l’accord. Ceux qui sont dedans et voudraient en sortir n’y arrivent pas et ceux qui n’y étaient pas finissent par y entrer. Mais dans le même temps, le bilan environnemental et politique est très mitigé. Le protocole de Kyoto devait conduire à une réduction de 5 % des émissions de CO2 pour les pays industrialisés sur la période 2008-2012 par rapport à 1990, avec un peu de MDP. Appliqué tel que, dans un cadre où les États-Unis auraient participé et absorbé une part du hot air, le protocole aurait permis une baisse substantielle des émissions globales, de l’ordre de 3 %. Ce n’est peut-être pas glorieux, mais vu que sans Kyoto, nous étions partis sur une augmentation des émissions comprise entre 10 et 15 %, diminuer les émissions de 3 % constituait une rupture historique, une déconnection entre croissance économique et émissions de GES que certains jugeaient impossible. Certes insuffisante par rapport aux préconisations des experts, mais le message politique aurait été là.

Aujourd’hui, sans les États-Unis dans le protocole et vu comme la situation se présente, le bilan des pays industrialisés risque de ne pas conduire à une baisse des émissions, l’équilibre recherché à Kyoto entre intégrité environnementale et flexibilité ayant été totalement balayé. Et s’il y en a une, ce sera juste en raison de l’effondrement des émissions de la russie, qui n’a rien à voir avec des politiques climatiques. En gros, les règles du jeu n’étaient peut-être pas si mauvaises, mais le jeu ne fonctionne plus quand un joueur est parti avec une partie des cartes préalablement distribuées.

Au final, assez paradoxalement, on peut juger Kyoto comme une forme de succès : ceux qui ont ratifié l’accord, en dépit d’une légitimité qu’on pouvait croire atteinte, jouent le jeu de le respecter, au moins dans la forme. Mais en même temps, Kyoto constitue un échec politique, parce que si finalement les émissions augmentent toujours dans les pays industrialisés, le message ne sera pas des plus positifs à l’heure de convaincre les PED qu’un modèle alternatif de prospérité est possible…

Notes
[^1] Réunis en conférence des parties à Kyoto en 1997, les 188 États signataires de la Convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques ont décidé la mise en œuvre d’un protocole indexé à cette Convention. Il prévoit que 38 pays de l’OCDE ou en transition (dits «pays de l’annexe 1») s’engagent globalement à réduire de 5,2 % leurs émissions de gaz à effet de serre sur la période 2008-2012 par rapport à l’année de référence, 1990. Six gaz sont concernés par les objectifs de réduction  : le dioxyde de carbone, le méthane, l’oxyde nitreux et trois substituts des chloroflurocarbures (CFC).
[^2]: Le protocole de Kyoto va instaurer des quotas nationaux d’émission mais permet d’échanger des permis d’émission non utilisés sur un marché. Ce marché permet à un pays ayant réduit ses émissions au-delà de son niveau d’engagement de vendre des quotas à un autre pays incapable, lui, de remplir ses engagements.
[^3] La crise économique liée à l’effondrement du régime soviétique s’est traduite par une chute de l’activité indus- trielle et donc des émissions. L’objectif de stabilisation fixé en 1997 par rapport à 1990 signifiait donc que la russie et l’Ukraine avaient le droit d’augmenter leurs émissions ! Dès lors, une question s’est posée  : fallait-il autoriser ces deux pays à vendre sur le marché international ces permis non utilisés chez eux et qui ne correspondaient pas à un effort interne contre la pollution ? Les États-Unis, eux, étaient très favorables au commerce de cet «air chaud».
[^4]: Le mécanisme de développement propre (MDP) permet aux pays industrialisés engagés à diminuer leurs émissions d’acquérir des permis d’émission supplémentaires en échange d’investissements dans des technologies non polluantes dans les pays en développement. Ce mécanisme a fait l’objet d’âpres négociations  : les puits de carbone étaient-ils éligibles au MDP (on reboise au Brésil = on gagne des droits d’émission) ? Le nucléaire était-il éligible ? Fallait-il dresser une liste des actions MDP ou bien laisser les PED choisir ? Fallait-il définir des règles de répartition géographique pour éviter que les actions MDP ne se concentrent dans les pays émergents ou forestiers ? Quelle proportion des objectifs nationaux pouvait-on remplir grâce au MDP ? Etc.

[^5]Pour que le protocole entre en vigueur, deux conditions devaient être réunies : 1/ qu’au moins 55 États parties à la CCNUCC ratifient le protocole ; 2/ qu’un nombre de pays de l’annexe 1 (concernés par la réduction), dont les émissions représentaient 55 % des émissions totales de CO2 constatées en 1990, ratifient le protocole.

[^6]: Asia-Pacific Partnership on Clean Development and Climate www.asiapacificpartnership.org

Vous venez de lire le premier entretien du numéro. Jean-Pascal Van Ypersele (Vice-président du GIEC, institut d’astronomie et de géophysique), Laurence Tubiana (Fondatrice de l’Iddri, directrice des biens publics mondiaux au ministère des Affaires étrangères et européennes) et Andreas Spiegel (Swiss reinsurance Company) explorent aussi la question.
Deux dossiers thématiques et de nombreux repères sont disponibles dans le numéro.>En savoir plus sur le numéro

91 | Biodiversité |  Une option contre la crise alimentaire

Suman Sahai
GENE CAMPAIGN
J-235/A, Lane W-15C – Sainik Farms – Khampur – New Delhi 110 062 – Inde
Leur envoyer un mail

Le mouvement Gene Campaign considère que la crise alimentaire actuelle n’est pas une fatalité. L’Inde peut non seulement maintenir son autosuffisance alimentaire mais, aussi, devenir un pays en excédent agricole, moyennant la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures : adaptation aux changements climatiques en choisissant des variétés résistantes ; développement de l’irrigation ; éviter les écueils des agrocarburants et des OGM, etc.

Il est préoccupant de voir l’Inde dotée d’un dispositif de recherche et d’un système exécutif, inefficaces et incapables de relever les défis posés par la crise alimentaire. Pour venir à bout de cette crise, une première étape serait la révision complète du fonctionnement d’institutions comme l’Indian Council of Agriculture Research, les universités agricoles et les réseaux de distribution alimentaire. Il est par exemple décevant qu’au sein de la communauté scientifique, les agronomes n’aient jusqu’ici fait aucune déclaration ni révélé aucun plan pour surmonter les conséquences du changement climatique sur l’agriculture.

Pour revigorer le secteur agricole, un changement radical d’approche s’impose. Les points de vue et les expériences d’un ensemble d’acteurs, rarement consultés, doivent être pris en considération. Pour trouver des solutions et créer des opportunités nouvelles, les savoirs locaux doivent être valorisés et combinés aux apports de la science moderne. Par exemple, au Jharkhand, Gene Campaign a mis au point une plante tenant lieu de pesticide pour protéger les récoltes. Cette innovation repose sur les savoirs des communautés Adivasi.

Changements climatiques et agriculture

À long terme, les défis les plus sérieux auxquels l’agriculture indienne sera confrontée sont les changements climatiques. Ils pourraient causer des dégâts irréversibles sur les écosystèmes et réduire les potentiels de production. Précipitations violentes et variables, vagues de chaleur, cyclones, sécheresses et inondations seront probablement plus fréquents et intenses. Les répercussions économiques seront désastreuses. Les décideurs politiques devront faire face au risque accru de crises économiques récurrentes, qui affecteront en premier lieu les populations les plus vulnérables. En conséquence, des mesures d’adaptation doivent immédiatement être mises en place de façon à ce que l’agriculture indienne puisse anticiper ces changements.

Il conviendrait également de : compiler les données météorologiques du siècle dernier pour détecter les tendances des variations de température et de pluviométrie ; établir des projections sur l’évolution des rendements ; calculer la diminution des surfaces fertiles au profit de la progression de sols arides, de la désertification et de la montée des eaux océaniques et, enfin, de développer des stratégies pour compenser les pertes de production agricole.

Avec l’accentuation du réchauffement climatique, l’Inde subira des baisses de production de blé, une culture fortement dépendante des températures nocturnes. Où cela sera nécessaire, il faudrait développer des stratégies pour implanter des cultures de substitution. Pour diversifier le panier alimentaire, il s’agirait de revaloriser les aliments oubliés ou négligés comme le millet, les ignames, es légumes verts, les choux et autres produits sous-exploités. La plupart de ces aliments sont cultivés par les communautés rurales pour lutter contre la famine lorsque les mauvaises conditions météorologiques anéantissent les autres cultures. Dans des conditions climatiques peu optimales, ces cultures sont donc plus résistantes et pourraient aujourd’hui retrouver de la valeur.

En Inde, seulement 30 à 35 % des terres agricoles sont irriguées. Chaque goutte de pluie devrait être précieusement collectée via des bassins de rétention et des réservoirs. Ils pourraient être aménagés à l’échelle des foyers et des villages. L’eau serait ainsi disponible pour les secondes cultures hivernales. Si ces options et les mesures politiques comme le National Rural Employment Guarantee Act[^1] [^Cadre législatif adopté en 2005 qui propose une garantie d’emploi de cent jours par année fiscale pour les membres adultes des foyers ruraux désireux d’effectuer des travaux publics non qualifiés.]: sont concrètement appliquées, les productions alimentaires pourraient doubler au minimum.

Maintien de la diversité génétique

L’Inde peut devenir un pays autosuffisant sur le plan alimentaire, voire détenir des excédents agricoles, s’il agit correctement. L’envolée des prix mondiaux des denrées alimentaires va persister car elle est directement liée au prix du pétrole qui ne diminuera vraisemblablement pas dans un avenir proche. En Occident, l’agriculture est coûteuse parce qu’elle est très fortement dépendante du pétrole. Tout est entièrement mécanisé et l’usage des produits chimiques est très intensif.

En Inde, l’agriculture est peu mécanisée mais exige une importante main-d’œuvre d’où une moindre dépendance au pétrole. L’utilisation d’engrais chimiques est complétée par des apports en nutriments bio-organiques. Des groupes comme Gene Campaign promeuvent l’emploi de compost comme le vermi-compost, l’algue bleu-vert et autres engrais biologiques qui maintiennent la fertilité des sols.

Depuis longtemps maintenant, il est admis que la diversité génétique est la clé du maintien d’une production alimentaire durable. Ceci est d’autant plus important que nous sommes confrontés aux changements climatiques qui modifieront les zones de production. Si l’on considère ces changements, la seule façon de concevoir de nouvelles variétés est d’étudier la diversité génétique d’un grand nombre de semences pour rechercher les gènes qui conviendraient le mieux aux futures évolutions climatiques.

Par exemple, ne pourrions-nous pas retrouver les gènes capables de résister à la sécheresse ? Des gènes supportant les maladies fongiques ? Ou des gènes résistants aux parasites et aux insectes, qui n’étaient pas connus jusque-là ? Pour réussir, nous avons besoin d’accéder à une grande variété de gènes. Cela passe par la préservation des différentes variétés de plantes, de bétail, d’espèces forestières, par l’aquaculture et, plus que tout, par les sols. La biodiversité des sols est essentielle pour assurer de bons rendements.

L’Inde abrite une riche biodiversité car nos agriculteurs conservent plusieurs centaines de variétés d’une même culture. Malgré la révolution verte, une diversité biologique significative existe toujours. Elle doit être protégée. Hormis la banque nationale de gènes, le gouvernement ne fait pas beaucoup d’efforts. La société civile devrait se mobiliser pour créer une grande réserve rassemblant toute sorte de semences. Toute la richesse génétique pourrait ainsi être découverte et de nouvelles variétés pourraient être produites.

Les banques de gènes

Réalisant l’importance cruciale de la biodiversité pour assurer la sécurité alimentaire sur le long terme, Gene Campaign a fondé depuis quelques années, une banque de gènes conçue pour la conservation du matériel génétique traditionnel, disponible dans les villages du Jharkhand et de l’Uttaranchal. Au Jharkhand, il existe déjà environ dix banques de gènes, comprenant au total une collection de plus de 2 000 variétés, principalement du riz. Chaque année, de nouvelles banques sont créées par un nombre croissant d’agriculteurs.

L’Inde devrait investir massivement dans l’installation systématique de banque de gènes pour :

  • conserver toute la diversité génétique qui existe pour les céréales, et surtout les produits alimentaires de base, comme le riz. L’Inde est le berceau du riz et d’une quantité importante d’autres cultures vivrières telles que les légumineuses ;
  • entretenir un vivier de semences adaptées au contexte local et accessibles aux agriculteurs ;
  • définir les propriétés de toutes les variétés afin que les semenciers puissent utiliser ces caractéristiques génétiques pour reproduire de nouvelles variétés (résistantes à la sécheresse, à la salinité, à la hausse des températures, aux divers animaux de compagnie et produisant de hauts rendements).

S. S.

Malgré la révolution verte, une diversité biologique significative existe toujours. Elle doit être protégée.

Biocarburants contre sécurité alimentaire

L’Inde a commencé à promouvoir le développement de biocarburants et se fixe comme objectif d’utiliser d’ici 2012 un carburant qui soit un mélange de pétrole (95 %) et d’agrocombustibles (5 %). D’ici 2017 la proportion de biocarburants devra atteindre 10 % et augmenter de plus de 10 % les années suivantes. Cette surenchère doit stopper. L’Inde doit cesser de suivre la politiqu des États-Unis en matière d’agrocarburants pour se consacrer davantage à sa production alimentaire.

Les variétés de jatropha utilisées en Inde, Jatropha curcas, sont peu productives : elles donnent une tonne de grains par hectare lorsque les conditions sont optimales. En vendant ses graines sept centimes d’euros par kilo, l’agriculteur ne gagnerait que 70 euros par hectare et par an. Ainsi, le manque à gagner pour l’exploitant serait réel. Des travaux de recherche prouvent que les biocarburants génèrent au final moins d’énergie qu’il n’en faut pour les fabriquer. Pour produire à base de maïs, un litre d’éthanol qui fournira 5 130 kilocalories d’énergie, il faut consommer 6 597 kilocalories d’énergie non renouvelable. Le déficit est de 22 %. Même si toutes les terres arables de la planète servaient à produire des biocarburants, des études de l’OCDE précisent que seuls 20 % de nos besoins actuels seraient comblés. En outre, les biocarburants sont plus chers que l’essence, une différence de prix aujourd’hui maquillée par des subventions.

Les thuriféraires des biocarburants soutiennent que les cultures vouées à la production des agrocombustibles ne monopolisent pas les terres fertiles mais poussent sur des terres dégradées ou en friche. C’est un mythe. N’importe quel biologiste vous dira que pour cultiver des plantes en bonne santé avec des rendements intéressants pour produire des aliments à haute valeur ajoutée (comme l’huile), la plante doit être soigneusement arrosée et nourrie. Une irrigation adéquate et l’adjonction de quelques doses d’engrais sont une impérieuse nécessité. Sans de tels soins, le jatropha ne produira pas assez de graines pour être rentable.

Ensuite, si les terres prétendument en friche peuvent faire pousser du jatropha, ces sols ne devraient-ils pas être utilisés pour la culture de plantes vivrières comme les céréales, les légumineuses et les oléagineux, ou bien ne pourraientils pas servir de réserve de fourrage ? L’Inde détient un cheptel composé d’un très grand nombre de têtes. Les régions déficitaires en pâturage et en terres fertiles devraient convertir leurs friches en pâture pour leur bétail et non en espaces pour produire des biocarburants. La culture industrielle des biocarburants soulève des questions d’éthique et d’équité. D’un côté, les pauvres ont le droit d’être nourris et le pays doit faire son maximum pour produire suffisamment de nourriture, vaincre la sous-alimentation endémique et la pauvreté. De l’autre, la stratégie des biocarburants consiste à priver les pauvres de terres à vocation alimentaire, pour cultiver des plantes destinées à la production d’agrocarburants utiles à ceux qui possèdent des voitures.

Un rapport conjoint de la FAO et de l’OCDE prédit que la tendance actuelle qui consiste à détourner les terres de leur vocation alimentaire pour produire des biocarburants exacerbera l’augmentation des prix des denrées alimentaires. Sur les dix prochaines années, le rapport prévoit une hausse continue du prix des aliments. Tandis que cette inflation profitera aux pays exportateurs de denrées agricoles et aux exploitants les plus puissants, elle menacera l’économie des pays importateurs, les revenus des petits fermiers et privera les urbains les plus démunis d’une nourriture bon marché.

La promotion des biocarburants par les États-Unis est une diversion orchestrée par un pays qui refuse de ratifier le protocole de Kyoto, de réduire ses émissions de gaz à effet de serre et d’introduire des véhicules moins polluants. Les États-Unis feignent d’être concernés par la question environnementale et nient leurs responsabilités dans l’accélération du réchauffement climatique. Les autres pays ne doivent pas se laisser duper. Ils devraient suspendre leurs programmes visant à consacrer des millions d’hectares à la culture de ces plantes destinées à produire des biocarburants et privilégier des sources d’énergie alternatives comme l’hydrogène, le solaire, l’éolien et la géothermie.

Où sont les OGM contre la faim ?

Avec la crise alimentaire, les pro-OGM semblent avoir le vent en poupe. Ils emploient toute leur rhétorique pour convaincre l’opinion que sans les OGM, la sécurité alimentaire ne peut être atteinte. Mais où sont les OGM qui vaincront la faim dans le monde ? Quelles sont les semences génétiquement modifiées à ce jour disponibles qui augmenteront les taux de productivité agricole et qui introduiront des niveaux de nutrition plus élevés ? Quel rôle joue le coton Bt pour accroître la disponibilité en nourriture ? L’aubergine Bt et le gombo Bt, qui sortiront bientôt des champs d’expérimentation pour gagner ceux des agriculteurs, résoudront-ils la crise alimentaire ?

Cette position absurde et sans fondement atteint son paroxysme avec la «trouvaille scientifique» de l’université Jamia Harmdard de Delhi qui a réussi à mettre au point une variété de fraise résistante à la salinité ! En ces temps de crise alimentaire (et à tout moment d’ailleurs), le lobby des biotechnologies conduit des recherches sur des cultures aussi «frivoles» que des fraises mais ose encore prétendre que la sécurité alimentaire sera résolue uniquement par des semences génétiquement modifiées ! De plus, les défenseurs des OGM font pression pour promouvoir les agrocarburants : cultiver plus de plantes génétiquement modifiées… pour produire plus d’agrocarburants.

Une logique semblable se met en route avec l’élaboration d’un sucre génétiquement modifié pour produire du carburant à partir de l’éthanol. La promotion des plantes génétiquement modifiées au profit des agro-combustibles révèle l’hypocrisie du lobby des biotechnologies.

Selon eux, dépendre exclusivement de variétés naturelles pourrait causer des déficits alimentaires et mener au déboisement dans la mesure où, pour satisfaire une demande croissante en nourriture, il faudrait augmenter les superficies cultivables. Ces mêmes compagnies sont pourtant favorables à la conversion de superficies limitées de terres arables pour produire des agro-combustibles, et non pour assurer la sécurité alimentaire.

S. S.

Texte extrait de « India can beat the food crisis ».
www.cbd.int/doc/external/mop-04/gc-en.pdf

 

91 | Expertise| Mieux prendre en compte la nutrition

Entretien avec Francis Delpeuch, Institut de recherche pour le développement

Que signifient précisément les termes « sous-alimentation » et « malnutrition » ?

Sécurité alimentaire : Au-delà de l'urgence
Sécurité alimentaire : Au-delà de l’urgence

Francis Delpeuch : Vous soulevez là une confusion sémantique, liée en partie à des problèmes de traduction de l’anglais au français. Par exemple, quand la FAO annonce qu’un peu plus d’un milliard de personnes «ont faim» en 2009, il s’agit d’un décompte réalisé à partir du bilan des disponibilités alimentaires dans chaque pays. Ce ne sont pas des personnes recensées dans des enquêtes de type épidémiologiques. Pour déterminer le niveau des disponibilités alimentaires, la FAO fait le compte de tout ce qui est produit dans un pays, y ajoute ce qui est importé et y soustrait les pertes et les exportations. Ensuite, elle fait un calcul par rapport à la population totale et au métabolisme de base pour définir le niveau des disponibilités alimentaires en calories et déterminer la part de la population en sous-alimentation chronique.

Voilà ce que la FAO décrit comme «la faim dans le monde», à savoir des personnes sous-alimentées en énergie ; sachant qu’en moyenne, un individu a besoin au minimum d’environ 1 800 kilocalories d’apports énergétiques par jour. En anglais, cette sous-alimentation se dit «undernourishment». Le problème, c’est qu’on entend souvent dire : « un milliard de personnes souffrent de malnutrition» ou «il y a un milliard de mal-nourris ». Or la malnutrition consiste en une mauvaise alimentation, par excès ou par carence, désignée dans ce dernier cas en anglais par le terme « undernutrition ». Comme en français la malnutrition s’emploie le plus souvent pour décrire des carences alimentaires, il serait utile d’emprunter un néologisme et parler de « sous-nutrition ». On distingue dans cette catégorie la malnutrition du jeune enfant, qui apparaît pendant la vie fœtale et la toute jeune enfance, avant deux ans, et se manifeste par de la maigreur ou un retard de croissance. La forme de malnutrition la plus répandue dans le monde est d’ailleurs constituée par des retards de croissance, c’est-à-dire des enfants qui n’ont pas un développement normal, mais peuvent ne jamais être maigres. Ces malnutritions ne résultent pas seulement d’un manque d’énergie mais de carences multiples et d’une conjugaison de causes sous-jacentes, alimentaires ou non. Il existe également des carences spécifiques en micronutriments – vitamine A, fer, zinc ou iode – souvent qualifiées de «faim cachée».

Enfin, pour être complet, une autre forme de malnutrition est la surnutrition, avec comme conséquences les plus emblématiques le surpoids et l’obésité et tout le cortège de maladies chroniques qui y sont associées : diabète de type 2, maladies hypertensives et cardio-vasculaires, certains cancers, etc.

Quelle est la gravité de ces phénomènes de malnutrition ?

Francis Delpeuch : Au cours des vingt dernières années, les connaissances nouvelles ont conduit à réévaluer l’importance de la nutrition et de l’alimentation pour la santé, le bien-être et le développement. La recherche a montré que les conséquences des malnutritions en termes d’impact pour les sociétés sont bien plus importantes qu’on ne l’admettait auparavant : près de la moitié des décès chez les enfants de moins de cinq ans sont liés à la malnutrition, en association avec diverses infections. La sous-nutrition affecte le développement physique et mental des individus et les séquelles sont irréversibles après l’âge de deux ans. De plus, les mères affectées dans leur enfance présentent un plus grand risque de donner naissance à des bébés de poids insuffisant. La carence en vitamine A peut rendre les enfants aveugles, la carence en fer engendre de grandes fatigues avec une productivité très diminuée et des enfants incapables d’apprendre à l’école. Le coût social et économique est énorme.

Que désigne-t-on alors comme «insécurité alimentaire» ?

Francis Delpeuch :La FAO définit l’insécurité alimentaire comme : «une situation caractérisée par le fait que la population n’a pas accès à une quantité suffisante d’aliments, sains et nutritifs leur permettant d’avoir une croissance et un développement normaux, d’être en bonne santé et de mener une vie active». > lire Repères p. 14

Les analyses des nutritionnistes parviennent-elles à identifier parmi le milliard de personnes qui ont faim celles qui relèvent de sous-alimentation chronique, celles qui subissent des situations de conflit, etc. ?

Francis Delpeuch :Ce milliard est établi en cumulant les chiffres nationaux. On dispose donc d’abord du nombre supposé de personnes à risque de sous-alimentation dans chaque pays et on sait aussi que la grande majorité de ces personnes se situe aujourd’hui en Asie et en Afrique. Mais on ne peut pas faire d’analyses plus fines, notamment infranationales, à partir de cet indicateur de la FAO puisque, rappelons-le, il est établi à partir des bilans nationaux de disponibilités alimentaires. Cependant, on sait aussi qu’en dehors des situations de conflit et de crise, ce sont d’abord les ménages pauvres qui sont touchés puisque le premier problème est celui de l’accès économique aux aliments.

Cet indicateur, qui est utilisé par la FAO pour le plaidoyer, a donc des limites. Certains pensent même qu’il est contreproductif pour faire reculer la sous-alimentation dans le monde. Ainsi, dans un éditorial récent consacré au dernier Sommet mondial de l’alimentation de la FAO, The Lancet, une des toutes premières revues médicales au monde, s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles des individus continuent massivement à mourir et à souffrir de handicaps irréversibles parce qu’ils n’ont pas assez à manger. Et ceci malgré la pléthore d’initiatives internationales et les investissements importants dans des technologies innovantes. Le The Lancet évoque deux raisons rarement avancées. Il appelle d’abord la communauté internationale à ne plus utiliser le mot «faim» pour parler de la sous-nutrition ; estimant que cette description subjective ramène la sous-nutrition, dont les conséquences sont immenses, au phénomène physiologique courant de la faim que chacun peut ressentir quand il n’a pas mangé pendant quelques heures. Il considère ensuite que le fait d’utiliser des disponibilités énergétiques pour mesurer la sous-nutrition entraîne de la confusion chez les décideurs. Par conséquent, il appelle à utiliser plutôt un indicateur plus direct pour les adultes (chez les enfants on a déjà de bons indicateurs), en l’occurrence l’indice de masse corporelle (IMC = poids/taille²) avec des seuils standards internationaux qui ont déjà été validés (inférieur à 18,5 et à 16 pour les cas sévères). L’IMC est déjà largement utilisé par les nutritionnistes, et le Lancet note qu’à l’autre extrémité de l’échelle, depuis la fin des années 1990, ce ne sont pas les disponibilités alimentaires qui sont utilisées pour mesurer la «surnutrition» (surpoids et obésité) mais bien les IMC élevés (> 25 et > 30 respectivement).

Les personnes sous-alimentées recensées dans le monde par la FAO sont en forte majorité situées dans les pays en développement…

Francis Delpeuch : La FAO considère que le problème de la faim est réglé dans un pays quand la part de la population qui est sous-alimentée est inférieure à 5 %. Sur le milliard de sous-alimentés dans le monde, seulement 15 millions vivent dans des pays riches industrialisés. >lire Repères p. 28 La sous-alimentation est donc bien d’abord un problème de pays pauvres.

En revanche, la distribution des malnutritions est de plus en plus complexe. Par exemple, des problèmes de sous-alimentation et de malnutritions carentielles coexistent avec des problèmes d’obésité dans la plupart des pays en développement. C’est ce qu’on appelle la « double charge de malnutrition ». Plus marquant encore, dans un certain nombre de pays, assez peu en Afrique noire, mais en Afrique du Nord, en Amérique latine ou dans certains pays asiatiques, on enregistre une proportion non négligeable de ménages qui comptent en leur sein des problèmes de malnutrition à la fois par carence et par excès ! Vous rencontrez ainsi des familles où un enfant est en retard de croissance alors que la mère est en surpoids ou obèse…

Quel est le champ d’expertise constitué autour de la sécurité alimentaire ?

Francis Delpeuch : Le cercle des experts qui travaillent sur la sécurité alimentaire stricto sensu est assez restreint. Il s’agit principalement d’économistes agricoles et de politistes, qui cherchent à caractériser la sécurité alimentaire, à en analyser les déterminants et, éventuellement; à proposer des options de politiques publiques pour la garantir. Ce sont eux qui ont fait évoluer le concept. >lire Repères p. 14 En dehors de ce premier cercle, il existe un vaste champ d’expertise, issu de nombreuses disciplines (par exemple toutes celles qui interviennent sur la production et son conditionnement) et dont les travaux peuvent contribuer à améliorer les connaissances sur la sécurité alimentaire, sans que cette dernière constitue un objet de recherche explicite.

Par exemple, il a été montré que la pauvreté est à la fois une cause et une conséquence des malnutritions. Toutefois, la croissance économique ne se traduit pas nécessairement par une amélioration rapide de la situation nutritionnelle. La nutrition peut même ne pas suivre du tout la croissance des revenus. Ceci a été mis en évidence par une analyse comparée des pays dans lesquels l’insuffisance pondérale des jeunes enfants avait diminué notablement. Les questions d’affectation des ressources et d’équité dans leur répartition sont ici cruciales, de même que les questions de genre : statut et niveau d’éducation des femmes. Une illustration en est le Kerala, l’un des États les plus pauvres de l’Inde : il présente une situation sanitaire et nutritionnelle bien meilleure que le reste du pays en raison des politiques mises en place dans le domaine social, de l’éducation et de la santé. >lire p. 56

Les travaux d’Amartya Sen sur la pauvreté ont également été déterminants, relevant le fait que les situations de crise alimentaire sont souvent liées à des contextes politiques troublés.

Quel sont les grands appareils d’expertise internationale ?

Francis Delpeuch :D’abord la FAO, bien sûr, mais aussi le Fonds international de développement agricole (Fida) et le Programme alimentaire mondial (PAM), qui ont développé leur propre expertise. Il faut également compter les différents Centres internationaux pour la recherche agricole, qui constituent une alliance originale entre les gouvernements, les institutions internationales et les fondations privées pour promouvoir la sécurité alimentaire et réduire la pauvreté. Notamment le très influent Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (Ifpri). L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a pris un poids de plus en plus important à travers les questions de libéralisation des échanges agricoles. >lire p. 37 L’OMC a également arbitré des différends portant sur des questions alimentaires comme les hormones de croissance dans la viande de bœuf ou les quotas de pêche.

Comptent également les grandes fondations philanthropiques privées, comme la Fondation Rockefeller. Enfin, les principales ONG internationales constituent des lieux d’expertise ainsi, évidemment, que le monde universitaire. Par exemple, l’Institute for Development Studies, au Royaume-Uni, a eu une grande influence, notamment grâce aux travaux de Simon Maxwell, qui ont été essentiels dans l’évolution du concept de sécurité alimentaire1. Dans les années 1980, Simon Maxwell a travaillé sur la prise en compte de la perception qu’ont les individus de leur propre situation : est-ce qu’ils se sentent ou non en insécurité alimentaire ? L’idée sous-jacente était que les objectifs et les actions à mener pour vaincre l’insécurité alimentaire devaient être décidés par les individus eux-mêmes.

Les travaux d’Amartya Sen sur la pauvreté ont également été déterminants, notamment la relation qu’il a démontrée entre démocratie et sécurité alimentaire, relevant le fait que les situations de crise alimentaire sont souvent liées à des contextes politiques troublés2 . Ces travaux ont contribué à relativiser l’approche technique et productiviste pour introduire l’importance des questions d’organisation humaine dans les causes de la famine. >lire Repères p. 14

Aujourd’hui, les questions de nutrition semblent être de plus en plus reconnues s’agissant de la sécurité alimentaire…

Francis Delpeuch : La tendance est en effet de parler, enfin, de sécurité alimentaire et nutritionnelle. À la suite de la crise alimentaire de 2007-2008, il a été proposé de créer un Partenariat mondial pour l’agriculture, la sécurité alimentaire et la nutrition, doté d’un groupe d’expertise qui constituerait une sorte de «GIEC3 de la sécurité alimentaire». >lire p. 41 C’est déjà une petite révolution que ce projet adopte le terme de nutrition dans son intitulé. C’est pourtant essentiel.

Par exemple, tous les dispositifs classiques de prévention ou de prévision des crises alimentaires avaient été incapables de prévoir l’impact nutritionnel de la crise alimentaire au Niger en 2005, parce qu’ils étaient encore très orientés sur les seuls facteurs agro-météorologiques et économiques. Mais pas du tout sur ce qui se passait d’un point de vue nutritionnel à l’échelle des ménages. Les spécialistes de l’agriculture ou de l’économie étaient d’ailleurs frappés de constater que cette crise était plus marquée dans la région considérée comme le «grenier du Niger»…

Ces évolutions vers une meilleure prise en compte de la complexité du problème alimentaire conduisent-elles à la formulation de nouveaux paradigmes ?

Francis Delpeuch : Depuis Malthus, il existe un débat récurrent sur le niveau de la production alimentaire à atteindre au regard du nombre de bouches à nourrir. Ce débat est toujours prégnant aujourd’hui avec la perspective d’atteindre 9 milliards d’habitants sur la planète en 2050. Or, même s’il restait 800 millions de personnes sous-alimentées à la fin des années 1990, tout le monde s’accorde pour dire que la recherche agricole n’a pas si mal réussi que cela : en 2000, les sous-alimentés représentaient 14 % de la population mondiale, contre 25 % dans les années 1960-1970. >lire Repères p. 28

C’est pour dire que dans un contexte de très forte croissance démographique, le XXe siècle n’a pas donné raison à Malthus ! Mais tout le monde reconnaît aussi que le paradigme productiviste, qui a dominé la seconde moitié du XXe siècle, atteint aujourd’hui ses limites.

Depuis quelques années, deux paradigmes émergent, sans qu’on puisse dire aujourd’hui si l’un l’emportera ou si les deux cohabiteront. D’abord, celui centré sur les sciences du vivant, avec comme disciplines phares la biologie et l’ingénierie génétique, fondé sur l’hypothèse, non encore vérifiée, qu’il deviendra possible de traiter et de contrôler tous les problèmes ensemble, du laboratoire au champ, puis à l’assiette.

La recherche agricole n’a pas si mal réussi que cela : en 2000, les sous-alimentés représentaient 14 % de la population mondiale, contre 25 % dans les années 1960-1970.

L’autre paradigme, fondé sur l’agroécologie, apparaît davantage multidisciplinaire et cherche à renouveler des formes d’équilibre avec la nature. Il semble avoir en partie inspiré la récente Évaluation internationale des connaissances, des sciences et des technologies agricoles pour le développement (IAASTD), qui constitue une démarche intergouvernementale très intéressante. En effet, elle a réuni plusieurs institutions internationales : la FAO, le Programme des Nations unies pour le développement, le Programme des Nations unies pour l’environnement, l’Unesco, le Fonds mondial pour l’environnement, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale de la santé. Soit un échantillon très large d’un point de vue thématique. De plus, à la surprise de beaucoup, les priorités d’action tirées de cette évaluation ont été relativement novatrices : investissement dans des systèmes de production durables ; promotion des modèles agricoles basés sur la biodiversité locale ; soutien accru aux petits producteurs ; etc. Dans un contexte de forte croissance démographique et de crise économique, l’IAASTD a appelé à un changement de paradigme dans les modes de production agricole. L’objectif étant de produire des aliments de qualité en quantité suffisante et, surtout, de manière durable.

Quelles devraient être aujourd’hui les priorités de recherche au regard des grands défis posés à la sécurité alimentaire dans le monde ?

Francis Delpeuch : Le schéma sur lequel a reposé l’amélioration de la sécurité alimentaire au XXe siècle – notamment l’utilisation d’une énergie fossile disponible et bon marché – est remis en cause par une conjonction peut-être sans précédent de facteurs structurels majeurs : la poursuite accélérée de la croissance démographique et des mouvements d’urbanisation ; les changements climatiques et leurs impacts sur les ressources naturelles ; l’extrême volatilité des cours des matières premières agricoles ; la limite des surfaces cultivables ; la concurrence des agrocarburants ; l’accaparement de terres agricoles dans des pays où l’insécurité alimentaire prévaut >lire p. 26 ; les menaces qui pèsent sur les ressources en eau et, enfin, les changements dans les régimes alimentaires marqués par le passage, dans les pays émergents, d’une alimentation essentiellement à base végétale à une alimentation caractérisée par une surconsommation énergétique, avec plus de produits animaux et plus de produits manufacturés.

L’agenda de recherche est dicté par ces défis, qui exigent une approche intégrée du système alimentaire mondial : que se passe-t-il de la production à la consommation et quels sont les impacts sur la santé et l’environnement ? L’absence de vision intégrée empêche d’appréhender les aberrations de nos systèmes alimentaires, à savoir les pertes considérables de produits tout au long de la chaîne alimentaire, la dégradation des milieux biologiques, la perte du lien entre santé et alimentation, la coexistence de la sous-nutrition et de l’obésité, etc. Mais la prise de conscience croissante du fait que ce qui est considéré comme défavorable à la santé humaine l’est aussi pour l’état de notre planète invite à l’optimisme. Cette conjonction d’intérêts devrait permettre de créer de nouvelles alliances entre société civile et expertise pour concevoir des systèmes alimentaires durables, résilients et favorables à la santé et à l’environnement.

Cette somme d’enjeux globaux fait quand même voler en éclat le traditionnel clivage Nord/Sud, ou disons, pays riches/pays en développement, qui est constitutif de la question de la sécurité alimentaire…

Francis Delpeuch : Absolument. D’abord d’un point de vue conceptuel. Par exemple, quand Jean-Louis Borloo déclare qu’il faut «produire et consommer localement». Jusqu’ici, on entendait cet argument dans quelques cercles académiques et de la bouche des ONG, mais qu’aujourd’hui, un décideur politique s’empare de cette idée montre bien qu’on entre dans une nouvelle ère. Alors oui, quand c’est possible, il faut essayer de développer la suffisance alimentaire, ce qui ne consiste pas pour autant à revenir au concept d’autosuffisance et à mettre fin aux échanges commerciaux. D’autant que, dans un contexte marqué par les changements climatiques, les échanges internationaux de produits alimentaires resteront importants. Toutefois, la crise de 2008 nous a quand même montré la grande vulnérabilité des pays qui dépendent des importations.

Ensuite, face à ces enjeux globaux, l’expertise devra se décloisonner. Par exemple, en matière de santé et de nutrition, de plus en plus de personnes considèrent que les solutions doivent être raisonnées en fonction de l’environnement. Récemment, le Comité permanent de nutrition des Nations unies (SCN) a publié un communiqué intitulé «The SCN goes green». Tout un programme ! Donc ça bouge, il y a des raisons d’être optimiste…

Autre exemple, l’Assemblée mondiale de la santé, organe directeur de l’OMS, a adopté en 2004 une stratégie pour l’alimentation et l’activité physique dont les orientations sont les mêmes pour les pays riches et les pays en développement. Ensuite, les déclinaisons locales sont différentes, mais les principes sont identiques.

Finalement, comment la recherche parvient-elle à informer les décideurs politiques ?

Francis Delpeuch : Assez mal, me semble-t-il, dans le domaine de la sécurité alimentaire. L’image renvoyée par les médias est souvent celle d’une situation d’urgence, qui incite à la charité et l’aide humanitaire. C’est évidemment essentiel, et il ne s’agit pas de remettre en cause l’aide alimentaire lorsqu’elle est indispensable, mais ce n’est qu’une partie du problème. Les scientifiques n’arrivent pas à mobiliser les pouvoirs publics sur des situations à traiter dans la normalité, sur le long terme, et pas seulement dans l’urgence, c’est une forme d’échec. Cela s’explique notamment par le fait qu’en dehors d’appareils dominants comme la FAO, la recherche est dispersée. Là encore, l’exercice de synthèse mené par l’IAASTD a été très utile, en produisant un résumé pour les décideurs, à l’instar de ce que fait le GIEC.

  • 1) Voir notamment :
    «National food security planning: first thoughts from Sudan». In: Paper presented to the workshop on food security in the Sudan, IDS, University of Sussex, Brighton, 1988.
    «Food security in developing countries: issues and options for the 1990s.» IDS Bulletin 21, p. 3 July 1990.
    «Food security: a post-modern perspective.» IDS Working Paper 9, 1994.
  • 2) A. Sen, Poverty and Famines–An Essay on Entitlement and Deprivation, Oxford University Press, 1981.
  • 3) Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.Lire Courrier de la planète n° 89-90 : « Changements climatiques : s’adapter, maintenant ? »

En savoir plus

  • J. von Braun, « Food security must be comprehensively addressed ». IFPRI 2008-2009 Annual Report Essay.
  • J. von Braun and M. Torero, « Implementing physical and virtual reserves ». IFPRI Policy Brief 10, February 2009.
  • M. Ruel and J. Hoddinott, « Investing in early childhood nutrition ». IFPRI Policy Brief 8, November 2008
  • G. Nelson et al., « Climate change: impact on agriculture and costs of adaptation ». IFPRI Policy Seminar, October 5, 2009.

91 | «Tout bouge, rien ne change ?» 

Ce cadrage introduit une série d’entretiens avec Alain de Janvry, Francis Delpeuch, Bernard Bachelier, Olivier De Schutter et Sujiro Seam sur la sécurité alimentaire.
Un dossier thématique et de nombreux repères sont disponibles dans le numéro.

« Tout bouge, rien ne change ? »
De la difficulté à considérer la sécurité alimentaire comme un bien public global

François Lerin,
Institut agronomique méditerranéen de Montpellier

et Sélim Louafi
Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement

Sécurité alimentaire : Au-delà de l'urgence
Sécurité alimentaire : Au-delà de l’urgence

La question de la «sécurité alimentaire» apparaît, de prime abord, comme une question purement nationale – celle d’une souveraineté souvent revendiquée dans les relations internationales. Les situations d’urgence liées soit à des conflits locaux, soit à des catastrophes naturelles sont, en ce sens, des exceptions pendant lesquelles l’aide de la « communauté internationale » est requise pour pallier une défaillance momentanée d’États soumis à des contraintes externes trop fortes et indépendantes de leur volonté (le cas d’Haïti aujourd’hui). En effet, il est admis dans le débat international contemporain sur la sécurité alimentaire que le problème est très rarement un problème de disponibilité des biens alimentaires (au sens des anciennes famines historiquesi ) mais un problème d’accessibilité – donc de prix des biens alimentaires ou de revenus des plus pauvres, qui forment ce que l’on appelle parfois le « milliard d’en bas » (bottom billion), pauvres ruraux et urbains confondus. Dit d’une autre manière : il est de la responsabilité des États-nations d’assurer aux pauvres et mal-nourris les biens alimentaires qui sont nécessaires à leur survie et, sauf cas d’urgence, c’est une question d’équité posée à des régimes économiques, sociaux et politiques. En ce sens, la sécurité alimentaire ne serait pas un bien public global.

Les crises se succèdent et, imperturbablement, la FAO propose toujours le même diagnostic, assorti des mêmes solutions.

ET POURTANT…

La hausse des prix des produits agricoles de 2007-2008 est parfois présentée comme une «crise alimentaire globale» – entendue comme une crise du monde global dans lequel nous vivons et qui remet en ce sens la question de la coordination internationale sur le tapis et pourrait faire de la sécurité alimentaire un enjeu collectif. Quels sont aujourd’hui les termes et les acteurs de cette question ?

1) La FAO tout d’abord. Les crises se succèdent et, imperturbablement, l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation propose toujours le même diagnostic, assorti des mêmes solutions : la crise est avant tout un problème de disponibilités dont le règlement passe par une augmentation de la production agricole. Peu importe si ce discours et ces recettes n’ont jamais permis de prévenir ou de répondre efficacement au problème posé…

Toutefois, au-delà de ce constat sévère, il ne faut pas oublier que depuis 2005, la FAO est engagée dans un processus de réforme très profond et inédit à l’échelle d’une agence des Nations unies. Ce processus, qui marque une reprise en main par les États-membres d’une organisation jugée en perte de légitimité, a conduit, notamment, à une tentative de revitalisation du Comité de la sécurité alimentaire (CSA). Constituant l’un des comités techniques de la FAO, le CSA avait été établi à l’issue de la Conférence mondiale sur l’alimentation de 1974, dans le contexte d’une autre «crise alimentaire mondiale», comme un forum d’analyse et de suivi des politiques, dédié à tous les aspects de la sécurité alimentaire dans le monde. Mais ce comité n’a jamais acquis le pouvoir de convocation qui aurait dû être le sien à l’échelle internationale et n’est pas parvenu à engager les autres agences des Nations unies et la société civile dans le processus.

Sa revitalisation aujourd’hui, matérialisée par un changement de statut juridique, s’appuie sur deux piliers. Le premier, politique, engage une plus grande ouverture à la société civile (organisations non-gouvernementales, organisations professionnelles et secteur industriel) et aux organisations internationales «sœurs» et «amies». L’objectif est d’accroître la légitimité politique d’éventuelles décisions internationales. Le second pilier est scientifique. Partant du constat que la coordination internationale bute très souvent sur des diagnostics et sur des solutions non consensuelles, la mise en place d’un panel d’experts de haut niveau (sur le modèle du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat – Giec) est censé fournir au processus de décision politique internationale des données et recommandations les plus objectives possibles, améliorant par la-même la qualité de la délibération politique. Légitimité procédurale donc, par l’inclusion des acteurs concernés, et meilleure appréhension de la nature substantielle des débats par le recours à un diagnostic spécialisé, devraient conduire à rehausser et rendre plus effectif le débat politique et la coordination internationale – et faire du CSA l’équivalent des conférences des parties des grandes conventions environnementales : un rendez-vous annuel incontournable de la sécurité alimentaire globale.

2) Les pays les plus développés, via le G8, se sont aussi sentis interpelés par la crise des prix alimentaires qui a précédé la crise économique mondiale. Ils ont pris des décisions dès le printemps 2008, sous présidence française. Elles devraient accoucher d’un «Partenariat mondial pour l’agriculture, l’alimentation et la nutrition» aux contours encore flous pour le moment.LIRE Expertise Vers un panel international, Entretien avec Sujiro Seam Ministère des Affaires étrangères et européennes En juillet 2009, le Sommet du G8 de L’Aquila est convenu de mobiliser 20 milliards de dollars sur trois ans pour une stratégie globale axée sur le développement agricole durable. Cette aide devrait être délivrée par différents canaux (bilatéraux, multilatéraux) et sous différentes formes (nature, facilités, dons, etc.). L’articulation avec les autres institutions traitant de la question alimentaire globale et l’effectivité de ces décisions sont encore en chantier…

3) Plus novateur, les Nations unies, par son directeur-général Ban Ki-moon, ont mis en place en avril 2008, un groupe de travail de haut niveau sur la crise alimentaire mondiale (High-Level Task Force on the Global Food Security Crisis – HLTF), qui se place d’une certaine façon «au-dessus» de son agence spécialisée, la FAO. Justification de cette innovation : la nécessité d’une cohérence entre les actions humanitaires et les actions de développement et la nature plurisectorielle de la sécurité alimentaire. Cette task force comprend un représentant de chacune des vingt-deux agences des Nations unies et inclut de surcroît la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et l’Organisation de coopération et de développement économiques. Elle a produit pendant l’été 2008 un document-cadreii marquant un consensus sur la manière de répondre à la crise et d’investir dans l’agriculture de manière cohérente et coordonnée.

Le caractère collectif de la sécurité alimentaire n’est donc pas franchement pris en charge par une institution multilatérale identifiée.

Cette innovation reste cependant limitée par le fait que cette task force – qui ne bénéficie pas d’une couverture politique formelle (elle ne tire pas sa légitimité de la volonté des États mais simplement de celle du secrétaire général de l’ONU) – s’attelle surtout à des enjeux fonctionnels de coordination. Son caractère novateur cependant porte sur le champ de cette coordination et sur l’affirmation que la question de la sécurité alimentaire est bien de nature globale. En effet, la task force traite de la cohérence entre les urgences de court terme et les objectifs de long terme (temporalité) et de la cohérence entre les multiples secteurs concernés par la sécurité alimentaire (horizontalité). Elle touche même un troisième axe de gouvernance globale, très sensible politiquement (et évidemment approché que sous son angle fonctionnel) : la verticalité, consistant à coordonner les différentes échelles de gouvernance – internationale, nationale et locale.

UN «SYSTÈME» ENCORE TRÈS FRAGMENTÉ

À côté de ces initiatives, une série d’institutions concernées par la sécurité alimentaire globale doivent être considérées dans cette cartographie globale : le Fonds international de développement agricole (Fida), le Programme alimentaire mondial (PAM), le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CGIAR), la Banque mondiale et l’OMC.

Le CGIAR, notamment, et son réseau de quinze Centres internationaux de recherche agricole mérite une attention particulière. Créés en 1971 avec la mission de développer et de diffuser lar gement des variétés à haut rendement, ces centres ont constitué l’un des mécanismes clés de la révolution verte – première réponse coordonnée et globale à la sécurité alimentaire, envisagée toutefois sous l’angle purement agricole et technique. Depuis, les centres du CGIAR sont passés par de multiples phases de crises et réformes dont la tendance générale a toujours été d’aller plus loin dans la recherche de formes globales et intégrées de réponses aux enjeux de la sécurité alimentaire : intégration de préoccupations environnementales ; inclusion des enjeux de nutrition ; adoption et opérationnalisation du concept de bien public global comme contrepoids au système existant de droits de propriété intellectuelle pour le transfert de connaissances, de ressources génétiques ou d’innovations, etc. Depuis 2008 une nouvelle vague de réformes vise à davantage de coordination entre les différents centres sur des enjeux toujours plus globaux, en réponse aussi à une fragmentation de leurs donateurs.

Si les mots d’ordre insistent sur le caractère nécessairement collectif de la réponse, la réalité reste pourtant celle d’une fragmentation des initiatives et d’une parcellisation des agendas au sein d’institutions ou d’initiatives aux dynamiques différentes mais dont les attributions et intentions se chevauchent parfois !

Le caractère collectif de la sécurité alimentaire n’est donc pas franchement pris en charge par une institution multilatérale identifiée. Si presque tout le monde déplore cette fragmentation, elle est de fait le résultat de l’état du consensus international sur la sécurité alimentaire : personne (État ou institution internationale) n’a la légitimité suffisante pour imposer un modèle unique d’action collective internationale. Aucune des initiatives n’est à même de prendre en charge la question dans son ensemble. De surcroît, tout se passe comme si les termes institutionnels et analytiques de la discussion restaient identiques, même après la récente crise alimentaire. Une fois de plus, on a l’impression que «tout bouge, mais que rien ne change». Mais est-ce vraiment le cas ?

QUEL STATUT «GLOBAL» POUR LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ?

On peut imaginer, ou souhaiter, que les différentes initiatives que nous avons mentionnées convergent vers un nouveau dispositif (le fameux Partenariat mondial ?) qui, notamment via les aspects verticaux d’articulation des niveaux de responsabilité et horizontaux d’articulation entre enjeux globaux, laisse (enfin !) entrevoir, d’une part, la possibilité de mettre la question de la sécurité alimentaire en bonne position sur l’agenda international et, d’autre part, la volonté de résoudre la trop grande fragmentation du traitement de la question.

Cependant, on peut craindre que le chemin soit encore long étant donné que le flou dans la définition du problème reste encore patent. Derrière la notion de «sécurité alimentaire» se cachent des réalités différentes que mettent en lumière l’attention de plus en plus grande portée à la composante nutritionnelle de la question : urgences liées aux conflits et aux catastrophes naturelles ; populations de «quart monde» dans les pays émergents et développés ; défauts de production agricole ; «faim cachée», etc. L’insécurité alimentaire se confond souvent avec l’extrême pauvreté – mais pas toujours !

Dans le triptyque État-marché-aide, qui couvrait la question dans les années 1990 (voir les numéros du Courrier de la planète de 1995, 1996 et 1998), la période du « tout marché » insistait sur le caractère autorégulateur des échanges et du signal de prix. La récente flambée des prix alimentaires a montré que certains pays, massivement importateurs – comme les pays méditerranéens iii – se trouvaient soumis à un risque politique fort, sans mécanismes de compensation en place permettant d’absorber, en interne, la hausse des prix internationaux des produits agricoles et alimentaires.

Cet ensemble d’éléments fait que la « souveraineté », si souvent invoquée, recouvre des enjeux plus complexes que la seule souveraineté étatique des relations internationales. Il s’agit en particulier, face à des États défaillants (quelle qu’en soit la raison), de rappeler que la souveraineté des États est une délégation iv : ce sont les peuples, et donc les individus, qui fondent la légitimité de la souveraineté nationale. On assiste alors au renforcement d’un droit universel à l’alimentation, comme point de référence des stratégies nationales >LIRE Une gouvernance trop fragmentée, Entretien avec Olivier De Schutter, Rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation et, parallèlement, au développement d’un mouvement international porté par la société civile pour un droit des peuples à se nourrir eux-mêmes – et celui des individus de faire valoir ce droit, à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale…

Alors, la sécurité alimentaire : globale ou pas globale ? Peut-on avec certitude affirmer que l’on a quitté la configuration où une question dans l’agenda global chasse l’autre et où l’on se retrouverait dans quelques temps dans une nouvelle situation de crise, appelant de nouvelles initiatives, qui viendront s’ajouter ou annihiler les précédentes ? Malgré des progrès indéniables, il est encore sans doute permis d’en douter et, comme pour les questions d’environnement (dont le caractère global est beaucoup plus évident), placer les politiques nationales de sécurité alimentaire sous surveillance réciproque au sein du CSA (sur le principe du name and shame plus vraisemblablement que par l’établissement de mécanismes de sanctions) reste à court terme, l’horizon sans doute le plus probable.